> 14 juillet 2024
Il a été expédié à ses parents dans une caisse à savon de Marseille, le jeune René Guy.1 Il garde mémoire des parfums de son enfance, un « océan d’odeurs », dont les vagues rugissantes viennent se fracasser au pied même de l’adulte qui, assis à son bureau d’écolier, s’applique à rédiger ses mémoires. Des odeurs, qu’il a butinées avec soin et dont il a combiné les fragrances, afin d’en faire le parfum de sa vie d’adulte, de sa vie d’homme, d’époux, vivant aux côtés d’une femme végétale prénommée Hélène ! Il y fait mention à Hélène, René Guy, dans ses mémoires d’enfant. Une jeune inconnue à laquelle il a prêté serment, à deux pas d’un oratoire.
Dans ses mémoires offertes au lecteur, Mon enfance est à tout le monde, le jeune poète (oui, il est tout jeune, ce poète qui va mourir à 31 ans) nous semble avoir cent ans… Avec ses mots, le poète agite l’encensoir des souvenirs, faisant monter vers le ciel des volutes parfumées. Des volutes, qui continuent à ravir les sens de ses lecteurs, bien après que les cartonnettes parfumées de la maison Sarradin, tant aimées de la Grand-mère Cadou, ont rendu l’âme dans les albums des collectionneurs.
Né, peut-être pas ! Mais apporté à la maison dans une caisse à savon de Marseille, formulé avec 75 % d’huile d’olive… Oui, c’est cela. Du moins c’est cela qui a été raconté au petit garçon incrédule. Comment a-t-il pu ne pas se briser les membres en voyageant dans « cette caisse aux planches disjointes » ? C’est la question qui taraude l’enfant. Ce fils d’instituteur et d’institutrice qui a foi en ses parents émet quelques doutes quant à la véracité de cette histoire de livraison express de bébé dans une boite à savon. C’est gros tout de même ! Tellement gros que René Guy, débute ses mémoires par cette anecdote.
Cette caisse à savon… elle accompagnera longtemps le petit René Guy, qui y placera tous ses trésors. Une caisse qui renferme de vieux jouets brisés et tout un bric-à-brac qui faisait dire à son père : « Une vache n’y retrouverait pas son veau. »
Tous les 15 jours, René Guy assiste au cérémonial de la lessive. Avec la blanchisseuse, il s’installe, à chaque fois, dans la même routine olfactive. La salle où l’on fait la lessive est située dans l’école des filles. Il y règne une odeur « de soude, de bois brûlé, de cendres froides ».
« Assis sur un fagot », l’enfant ne perd pas une miette de la sublime alchimie qui transmue le linge sale et « rance » en un linge pimpant de propreté.
Dans les cheveux odorants de Maman rien ne peut atteindre René Guy… Une « chevelure qui préservait de l’avenir » ! « C’est par elle, dans son parfum profond, que je me retrouvais le plus sûrement » !
Et puis, en 1930, voilà que la mode des cheveux courts frappe à la porte des Cadou. Maman part en ville et en revient « ses cheveux coupés sur le cou », une longue natte enfermée dans une « pochette de papier cristal, parmi un calepin et des fards » ! Une chevelure… noyée au « fond » d’un sac ! Le petit garçon n’en revient pas !
A Sainte-Reine-de-Bretagne, René Guy fait ses premiers pas. Cinq ou six maisons amies constituent son univers olfactif primitif. La forge, la cuisine familiale, les salles de classe… autant de lieux qui parlent au cœur du petit garçon.
Les classes, désertées l’été, continuent, malgré tout, à exhaler une haleine studieuse, résultant de l’association de différentes odeurs : « de suie, de poussière de craie, d’encre tarie lentement dans les godets de faïence. »
La ferme de la mère Peleau, quant à elle, sent bon la pomme cuite sous la cendre et le « tabac frais »…
Une forge qui attire le petit René Guy comme un aimant, qui voit, dans cet antre de feu, ferrer les chevaux du pays. L’odeur de « corne brûlée », la fournaise qui y règne constituent pour l’enfant le cadre immatériel d’un théâtre exceptionnel.
« Dix minutes dans la forge du père Couvrant me déprimaient bien plus qu’un bain prolongé dans la mer, mais quel allégement après l’avoir quittée. »
Une fois sortie de ce chaudron infernal, René Guy se sent plus fort, comme si le forgeron lui avait légué un peu de sa puissance musculaire. De retour à la maison, l’enfant imaginatif se saisissait d’un marteau et forgeait sur la marche du seuil « l’épée d’argent gardienne » de son univers onirique.
Lorsque René Guy fait des bêtises, c’est « écrit » sur son front. Aussi, pour laver ce front accusateur, l’enfant l’essuie-t-il avec force à l’aide d’une « main-éponge ou d’un torchon » ! Un gant censé laver les nuages noirs amoncelés sur le front du coupable, afin de paraître immaculé aux yeux du père de famille rentré tard.
Une « reine », qu’il aimait admirer, lorsque celle-ci peignait ses longs cheveux gris. « Après s’être peignée, elle enroulait ses cheveux tombés autour d’une des cartes de parfumeur au parfum suranné qu’elle avait en grand nombre dans son sac. Ô cartes d’Houbigan, Chéramy, Floramy, Sarradin, vous êtes l’haleine même de ces matins d’hiver, quand je piétinais les rayons de soleil sur le plancher de la chambre. »
Cette reine à la chevelure parfumée est également une conteuse hors-pair, qui aime à raconter à son petit-fils les histoires du passé. Des histoires à l’odeur troublante, où un garde-chasse coiffé d’un gibus, réalise mille facéties.
Grand-mère Cadou verra son fils Joseph mourir d’un accident tout bête. Elle ne s’en remettra pas. Ebouillantée par une casserole d’eucalyptus renversée, la grand-mère se remit, temporairement, grâce à des onguents à base « de camphre », dont l’odeur est toujours présente au poète des années après. Quelques mois, plus tard elle s’éteindra doucement.
Et son petit-fils, dans l’odeur « de suif qui brûle » à son chevet, ne sentira pas l’odeur de la mort, qui s’est insinuée dans la maison, mais encore et toujours celle « de la lavande et des cartes parfumées qui étaient la coquetterie » de la chère aïeule.
Cette grand-mère là n’est pas adepte de cartes parfumées ; elle ne se prête pas à une toilette soigneuse en ce qui la concerne : en revanche, elle accorde à son parquet une attention toute particulière le décapant à « l’eau de Javel », après chaque repas. Pour cette grand-mère, ce n’est pas la blancheur du teint qui compte, mais la « blancheur » des lattes de parquet qui doit rester la plus pure possible.
Les visites chez Emile Benoiston sont l’occasion de sentir sa peau savonnée (« Il sent la bonne savonnette. ») et d’admirer ses talents d’artiste. Les aquarelles qu’il réalise offrent à René Guy l’occasion de rêver à des horizons lointains. L’aquarelle réalisée en copiant le couvercle d’une boîte de confiserie ouvre au jeune garçon les portes de l’imagination. Pour s’évader, l’oncle n’a pas besoin de sortir de chez lui ; il tend la main vers un objet du quotidien et en extrait le sujet dont il a besoin. Et vogue la galère !
Au milieu des « odeurs de bêtes et de parfums bon marché », le petit René Guy est perdu. Un 14 juillet le met en présence de « femmes fardées aux cheveux imprévus » ! Vite, revenir à la maison !
Avec Raymond, René Guy Cadou hisse la grand-voile. Les deux garçons, aussi inventifs l’un que l’autre, frottent avec la manche de leur sarrau la lampe d’Aladin. Installés sur des carpettes sur lequel René Guy a vaporisé tous les parfums de la maison, les garçons voyagent loin et vite. « Les brûle-parfums » fonctionnent à plein régime et, dans les volutes parfumées, les deux garçons entrevoient les personnages des mille et une nuits !
René Guy est émotif… il fait souvent des cauchemars. Les personnages qui hantent ses nuits sont les mêmes que ceux qui ravissent ses jours. Un cow-boy complètement ivre se permet, ainsi, un jour, de s’approprier « l’eau de Cologne de » sa « table de toilette » et d’en verser une bonne rasade, comme s’il s’agissait du meilleur des whisky !
Cette maison toute simple, nommée « La tirelire », n’est ouverte qu’une fois l’an, ce qui lui confère des odeurs assez spéciales. A l’ouverture de la porte, s’échappent une « odeur indéfinissable de pain moisi, de vieux cartons, de réchauds à alcool, de lavande, de sachets antimite. » Les araignées ont mené joyeuse vie dans la demeure délaissée ! René Guy ne s’en effraie pas, courant d’un tiroir à un autre, afin de retrouver les trésors de l’été passé… « cartes parfumées, monnaies étrangères, vieux chicots de dents, boutons rares »…
A Nantes, les « odeurs de suif de la savonnerie Biette, rabattues par le vent, comme une tripaille qui faisande dans une fosse, l’été » viennent taquiner les narines du jeune René Guy Cadou, qui retrouve, dans ces odeurs pourtant peu réjouissantes pour le quidam, les fragrances de son enfance à la campagne. L’image de la caisse à savon de Marseille, qui a abrité ses jouets d’enfant, l’odeur du suif de la blanchisseuse… poursuivent le jeune garçon jusque dans les rues de Nantes, lorsque le vent est orienté dans le bon sens.
Et quand le vent n’y est pas, quand le nez s’avère trop pauvre pour détecter les fragrances du passé, ce sont les yeux de René Guy qui prennent le relais. Sur le quai, devant lui, tout un convoi de carrioles constitue le petit train de ses souvenirs. Des caisses de biscuits (peut-être les biscuits de l’oncle Emile ?) et de savons (peut-être que certaines de ces caisses contiennent, en lieu et place du produit d’hygiène attendu, un gros bébé joufflu ?) sont acheminées vers la Loire, afin d’être distribuées loin, très loin de leur terre natale !
Avec ses mémoires, René Guy Cadou nous fait entrer de plain-pied dans l’enfance d’un poète du XXe siècle naissant. Cet amoureux des livres « d’où se dégage cette odeur terrible du temps » nous emmène de son pays natal à Saint Nazaire et à Nantes. De la petite commune de Sainte-Reine-de-Bretagne à la grande ville, le petit garçon voit son univers olfactif évoluer. Pourtant, l’odeur d’une pomme, d’un savon ou d’une cartonnette Sarradin, imprégnée de la fameuse eau éponyme, constitueront, pour lui, à jamais, les points de repère d’une enfance douloureusement heureuse.
Quand un poète illustre un autre poète... un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard !
1 Cadou R. G., Mon enfance est à tout le monde, Le castor astral, 1995, 189 pages
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