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Comment fait-on un bon dermo-cosmétique pédiatrique ?

> 06 janvier 2020

Comment fait-on un bon dermo-cosmétique pédiatrique ?

La notion de dermocosmétique est une notion qui en turlupine plus d’un. Chacun essaie de savoir ce qui se cache derrière ce terme ; certains (ceux qui ne savent pas qu’il n’existe pas de réglementation spécifique pour ce type de produit) prennent un air entendu en affirmant qu’un dermocosmétique, cela n’a rien à voir avec un cosmétique… les autres (ceux qui savent) rient doucement dans leur barbe et attendent que la situation se clarifie.

De temps en temps, une publication sort sur le sujet. C’était le cas en janvier 2018 avec un papier émanant d’une association de professionnels de santé allemande ; les dermo-cosmétiques destinés aux sujets atteints de la rosacée y était passés au crible.1 Nous avions mis notre grain de sel, n’étant pas d’accord avec certaines assertions.

A tout seigneur, tout honneur, c’est maintenant au tour de la société Pierre Fabre de plancher sur le sujet des dermocosmétiques pédiatriques ;2 le texte publié dans la prestigieuse revue JEADV vient tout juste de passer en accès libre… On y court !

Cette publication débute de manière très classique avec des rappels sur la peau des nourrissons, une peau qui présente des différences avec celle de l’adulte en matière de rétention d’eau et de capacité à constituer une barrière efficace. Cette immaturité de la fonction barrière est particulièrement importante chez le prématuré, chez le nourrisson souffrant de dermatite atopique ou d’érythème fessier. Dans ce contexte et en se souvenant de la dramatique affaire du talc Morhange, on comprendra qu’il convient de formuler les produits cosmétiques destinés à cette tranche de la population avec soin et de se pencher très sérieusement sur le profil toxicologique des ingrédients incorporés. Pour des raisons éthiques très évidentes, les tests cliniques réalisés en pédiatrie ne doivent jamais être cause de préjudice. Par conséquent, seuls les produits spécialement formulés pour être appliqués sur la peau endommagée/immature, dont tous les ingrédients sont validés d’un point de vue toxicologique, doivent être testés.

Le Règlement (CE) No 1223/2009 insiste tout particulièrement sur la gestion des risques associés à des populations jugées fragiles. L’Annexe I qui énumère le contenu du « Rapport sur la sécurité du produit cosmétique » insiste dans sa partie A sur la notion de « qualité microbiologique » des cosmétiques destinés aux enfants de moins de 3 ans. « Une attention particulière est accordée aux produits cosmétiques utilisés sur le contour des yeux, sur les muqueuses en général, sur une peau lésée, chez les enfants de moins de 3 ans, chez les personnes âgées et chez les personnes au système immunitaire fragilisé. ». En partie B, il est à nouveau fait mention de l’enfant de moins de 3 ans. L’évaluation de la sécurité du produit comprend, entre autres, une évaluation spécifique des produits cosmétiques destinés aux enfants de moins de 3 ans et des produits cosmétiques destinés exclusivement à l’hygiène intime externe ». On l’aura compris, mettre sur le marché un produit cosmétique destiné à l’enfant de moins de 3 ans ne se fait pas à la légère.

Les auteurs de la publication marquent un temps d’arrêt à ce niveau-là et mettent les points sur les « i ». Si les autorités européennes sont très claires et insistent lourdement sur la nécessité d’évaluer la sécurité d’emploi des cosmétiques destinés aux enfants, elles ne livrent, en revanche, aucune précision en ce qui concerne la manière dont cette évaluation doit être menée. Les auteurs ajoutent également avec justesse que « contrairement aux médicaments, il n'y a pas d'enregistrement pour les cosmétiques en Europe. Chaque entreprise est responsable de la sécurité de ses produits commercialisés. ». Nous ajoutons, au passage, que c’est pour cette raison qu’il est possible de trouver parfois sur le marché des cosmétiques pour bébés renfermant des ingrédients interdits chez le bébé.3

En l'absence de lignes directrices de bonnes pratiques cliniques (BPC) pour l'évaluation de la sécurité et de l'efficacité des produits cosmétiques, les auteurs proposent une approche rigoureuse et par étapes pour le développement et l'évaluation des dermo-cosmétiques destinés à être utilisés dans le domaine pédiatrique. Les étapes préconisées sont : l’évaluation toxicologique in vitro des ingrédients d’une part et de la formule réalisée d’autre part, l’évaluation clinique chez l'adulte, suivie d'une évaluation clinique chez des enfants sains et chez des enfants atopiques, avec une évaluation détaillée de la cosmétovigilance pendant le développement complet. Des analyses et une surveillance post-commercialisation seront également programmées.

Première étape : Etude du profil toxicologique des ingrédients et de la formule finie

Etant donné qu’un produit cosmétique résulte de l’association d’un certain nombre ingrédients (excipients, actifs, additifs), la première étape consiste à analyser le profil toxicologique de chaque ingrédient et de ses impuretés et à calculer leur marge de sécurité (MoS), selon la dernière révision des Lignes directrices du CSSC.4 Cette marge de sécurité prend en compte les caractéristiques physiologiques du bébé (rapport surface/poids), l'absorption cutanée/percutanée dans des conditions d'exposition spécifiques (c'est-à-dire avec une grande surface d'application prévue chez les nourrissons, une perturbation de la barrière cutanée telle que la peau atopique et la zone des fesses sous occlusion avec inflammation et érosions en cas d'érythème fessier) et les conditions d'utilisation du produit final (quantité, fréquence, que le produit soit rincé ou non). Généralement, les matières premières utilisées sont des ingrédients parfaitement bien connus bénéficiant d’un bon recul du fait d’une absence d'effets indésirables observés à long terme. Les parfums et les allergènes associés, les conservateurs sont utilisés de manière circonspecte et en quantité limitée.

Deuxième étape : Evaluation de la sécurité d’emploi de la formule par méthodes in vitro

On pourra citer par exemple, la détermination du potentiel irritant, à l'aide d'un modèle d'épiderme humain reconstruit, l’évaluation du caractère irritant pour l’œil, en utilisant le test de relargage de rouge neutre, le test sur membrane chorio-allantoïdienne (Het-Cam) ou encore le modèle d'épithélium cornéen humain reconstruit (HCE, OCDE TG 432). La phototoxicité pourra être prise en compte en irradiant dans le domaine UVA un modèle d’épiderme humain reconstruit. On pourra également avoir recours à des tests in vitro utilisant de l’urine artificielle. Ceux-ci permettent de déterminer, sur des explants de peau humaine, si une formule cosmétique est tolérée aussi bien en présence d'urine artificielle qu'en son absence et si la formule testée est susceptible d’entraîner une diminution de la production d'interleukine 1-alpha induite par l'urine artificielle ou un agent irritant de référence à savoir le laurylsulfate de sodium.5

Troisième étape : Evaluation de la sécurité d’emploi chez l’adulte puis chez l’enfant de moins de 3 ans

On pourra pratiquer le test d’application itérative (ou ROAT test) sur un échantillon d'au moins 15 adultes en bonne santé (cette notion de bonne santé ne serait pas, quant à nous, à souligner dans la mesure où toute personne saine est un malade qui s’ignore !). Le produit est appliqué sur une zone limitée de peau saine, généralement une hémiface et au pli du coude. Un dermatologue ou un technicien qualifié évalue les signes objectifs et les volontaires signalent tout symptôme subjectif (inconfort, sensation de brûlure, sensation de chaleur, tiraillement, picotements, autres…) après chaque application. En l'absence de réaction, le produit est appliqué selon des conditions d’exposition maximale (sur peau décapée et sous occlusion). L'application est répétée quotidiennement pendant 5 jours consécutifs. Le décapage de la peau est effectué selon un protocole standardisé de façon à se rapprocher d’une situation pathologique correspondant à une altération de la barrière cutanée. La surface de la zone d'essai est généralement comprise entre 3 et 5 cm2.

L'étape suivante préconisée est la réalisation d’un test HRIPT (Human Repeat Insult Patch Test) permettant d’évaluer le potentiel allergisant de la formule. Ce test est effectué sur au moins 100 adultes sous patch occlusif laissé en place pendant 48 heures. Le produit est appliqué trois fois par semaine pendant 3 semaines et une évaluation est effectuée à chaque visite (trois fois par semaine). Après une période de suivi de 14 jours, un patch de provocation laissé en place pendant 48 h permet d’évaluer une éventuelle sensibilisation. Les réactions cutanées sont évaluées cliniquement par comparaison avec un contrôle négatif (eau distillée).

Pourront également être réalisés des tests d’usage sur des échantillons de tailles variables (30 à 50 adultes à peau sensible ou non) durant 21 jours, en respectant les conditions normales d’emploi.

Après ces différents tests et dans le cas où le produit cosmétique est jugé sûr d’emploi, pourra être effectué un test d’usage sur une population d’enfants souffrant de dermatite atopique ou non. L'intensité moyenne des signes cliniques (érythème, sécheresse, rugosité, desquamation) sur le visage et le corps est évaluée par des dermatologues et des pédiatres sur une échelle de 0 à 4. Les parents pourront noter dans un cahier l’amélioration quotidienne en matière de rougeur et de prurit.

La cosmétovigilance s’inscrit dès cette étape de la vie du dermocosmétique dans la mesure où chaque réaction observée doit être signalée de façon à engendrer la réponse adéquate (arrêt des essais cliniques dans le cas le plus extrême).

Quatrième étape : Analyses complémentaires

Des tests permettant de déterminer les caractéristiques physico-chimiques du produit et sa qualité microbiologique sont indispensables. La compatibilité contenant/contenu est également évaluée.

Cinquième étape : Surveillance du marché après commercialisation

Le service de cosmétovigilance Pierre Fabre assure la collecte, l'enregistrement et l'analyse systématiques des événements indésirables (graves et non graves) signalés spontanément par les clients ou les médecins, survenus pendant ou après une utilisation normale ou raisonnablement prévisible d'un produit cosmétique dans tous les pays où le produit est commercialisé. Un indice de cosmétovigilance (CVI) est calculé selon le système mondial de cosmétovigilance Pierre Fabre. Les catégories CVI sont les suivantes : classe I: très bonne tolérance, classe II : bonne tolérance, classe III : tolérance moyenne et classe IV : mauvaise tolérance. Sur la base de l'IVC et de l'analyse des données recueillies auprès de diverses sources (toxicologiques, cliniques, etc.), un « signal de sécurité » peut être émis. Les produits/ingrédients concernés sont ensuite placés sous « surveillance de sécurité », c'est-à-dire un suivi détaillé avec une période de suivi courte. Si le signal de sécurité est confirmé lors de la surveillance « veille de sécurité », une alerte de cosmétovigilance est émise et des actions correctives sont mises en place.

Après cette démonstration de force (on se doutait un peu que les laboratoires Pierre Fabre ne mettaient pas au point des produits sur le marché en se contentant de mouiller le doigt et de le mettre dans la direction du vent), quelques exemples de tests effectués sur divers produits hydratants (cold crème, crème hydratante) et produits d’hygiène à destination du patient atopique sont présentés.

Avec cette publication, les laboratoires Pierre Fabre tentent de secouer le cocotier sur lequel se tiennent perchés les dermocosmétiques, espérant, sans doute, que lors de leur chute, certains soient endommagés au point de ne pas pouvoir se relever.

En avouant que certains produits formulés ces cinq dernières années par le groupe Pierre Fabre n’ont pas passé la barre des tests mis en place, ils nous font toucher du doigt le fait que la mise sur le marché de ce type de produits ne peut être effectuée que par des groupes possédant « des reins solides ». La réalisation pas à pas des cinq étapes préconisées par le groupe (la liste des tests réalisés est vraisemblablement non exhaustive) nécessite une conjonction d’éléments : du temps, de l’argent !

S’il est logique d’apprendre à travailler la pâte à pizza à Naples, de s’initier à bien doser le rhum dans le célèbre gâteau nantais à Nantes, de demander aux Toulousains la recette authentique du cassoulet « véritable », il est certainement logique de suivre les instructions des inventeurs du terme dermocosmétique en matière de formulation d’une catégorie de cosmétiques parfois un peu chahutée !

Bibliographie

1 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/les-dermocosmetiques-a-quand-une-norme-iso-771

2 V. Ribet, M. Gurdak, P.‐J. Ferret, E. Brinio, F. Giordano Labadie, A.B. Rossi, Stepwise approach of development of dermo‐cosmetic products in healthy and atopic dermatitis paediatric population: safety evaluation, clinical development and postmarket surveillance, JEADV, 2019, 33, Pages 2319–2326

3 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/novabaume-le-baume-bebe-qui-contrevient-a-la-reglementation-cosmetique-1112

4 Scientific Committee on Consumer Safety (SCCS) notes of guidance for the testing of cosmetic ingredients and their safety evaluation (9th revision), 9 September 2015, SCCS/1564/15, revision of 25 April 2016. 2016

5 Degouy A, Gomez-Berrada MP, Ferret PJ, Baby care product development: artificial urine in vitro assay is useful for cosmetic product assessment, Toxicol In Vitro., 2014, 28, 1, Pages 3-7

 

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