> 11 mai 2021
Quand la plume trempée dans le vinaigre de Paul Morand rencontre la langue acérée de Gabrielle Chanel, aussi piquante qu’une moutarde forte, nous voilà à disposition de deux ingrédients d’une sauce qui prend bien.1 1921, première rencontre entre celle qui mettra sur le marché en cette même année un parfum portant casaque jaune ambrée et affichant le N°5 sur ses flancs et celui qui, en 1968, endossera le casaque vert cher aux académiciens, afin d’élire domicile à la stalle n°11 du temple de la langue française. L’allure de Chanel est le fruit de cette rencontre, un fruit tardif, mûri au soleil de l’amitié, un fruit qui tombera de l’arbre en 1976, alors même que Mademoiselle est décédée depuis 5 ans. Le fruit de discussions où l’une piaffe d’impatience, mêlant ses souvenirs, au galop de sa mémoire, pendant que l’autre prend son temps, admirant le paysage, au pas d’une plume qui s’attarde sur la feuille, rature, corrige, biffe, modifie, ciselle. Tous deux, penchés sur une même botte de foin, à la recherche d’une aiguille bien cachée, qui permettra de coudre, sur mesure, une biographie atypique pour une couturière révolutionnaire qui n’a jamais appris à coudre (« J’admire infiniment qu’on sache coudre : moi, je n’ai jamais su [...]), à la recherche d’une vérité bien cachée sur une créatrice qui a fait son « enfer » sur terre, en habillant des anges, pas vraiment angéliques et qui profite désormais de son « paradis » du ciel, pour « habiller de vrais anges » et organiser des défilés, hors normes, au son des trompettes divines.
Dès la préface de son ouvrage, Paul Morand nous prévient, « Chanel était une bergère ; elle sentait bon la piste d’entraînement, la fenaison, le crottin, le cuir de botte, le savon de sellerie, le sous-bois. ». « Chanel est de cette race-là ». Une femme odorante, qui écrase d’un coup de talon les parfums anciens aux noms poétiques, comme « Trèfle incarnat » ou « Rêve d’automne » et met au centre de la piste un parfum immatriculé comme un « forçat » ou comme une voiture de course. Il faut oser ! Et Mademoiselle continue, en baptisant ses collections d’un simple numéro.
Un cheval de labour qui trace son sillon, avec entêtement, chaque jour de l’année, sans répit (« Personne n’a plus travaillé que moi » ; « J’ai terriblement travaillé » ; « Le travail a mangé ma vie. »).
Lorsque le « bel Anglais », « Boy Capel » (« l’un des lions de Londres »), se penche sur la petite Coco, il est persuadé de tenir dans la paume de sa main un « pauvre moineau abandonné », tout frissonnant d’angoisse. Grand bien lui en fasse. La réalité est toute autre. Le moineau est, pour de vrai, un fauve prêt à rugir, pour peu qu’on lui en donne les moyens. Le lion a tout bêtement flairé la lionne (c’est son signe astrologique) qui sommeille dans cette petite fille au front têtu. Que faire de cette lionne qui ne veut pas vivre en cage et qui est bien décidée à vivre par ses propres moyens ? La solution sortira des lèvres de la belle. A force de fréquenter les champs de courses, de voir des femmes arborant sur le sommet de la tête « d’énormes tourtes », totalement ridicules, Coco décide de changer tout cela, de devenir modiste (« Je veux faire des chapeaux. ») et de gagner son indépendance. Quel bonheur de s’entendre appeler « Mademoiselle », dans une boutique, pleine de bon goût. Evidemment, tout ne roule pas comme sur des chapeaux de roue dès le lancement de l’affaire ; Boy est là pour alimenter le crédit de Coco ! Mais petit à petit, elle se fait une jolie renommée. Après les chapeaux, les robes de « couleurs naturelles » par un souci de biomimétisme avant-gardiste (« [...] je voulais conformer la femme à la nature, obéir au mimétisme des animaux ») qui colle à la peau de celle qui se transforme à volonté en félidé de compagnie (« Je déteste qu’on me mette la main dessus, comme les chats [...] »). Attention, toutefois, le chat possède des griffes... Le chat est un chasseur, tout comme la lionne. Le duc de Westminster (deuxième grand amour de Coco) se laissera prendre dans ses filets ou bien ne serait-ce pas plutôt elle qui tombera dans les pièges tendus par ce grand séducteur ? Nul ne le sait.
Dans le bestiaire qui entoure Coco, José Maria Sert est certainement le plus animal. Un « gros singe velu », à « barbe teinte », qui dort dans un « pyjama noir » et ne se lave pour ainsi dire jamais ! Du « poil partout », une culture XXL, le compagnon qu’il faut pour visiter les musées d’une Italie qui ne se trouve pas dans les guides touristiques... Sa femme Misia (« Je n’ai jamais eu qu’elle comme amie »), la reine des abeilles qui fait son miel du chagrin de ses amis ([...] le chagrin d’autrui l’attire, comme certains parfums attirent l’abeille. »), tire sa substance de leur intimité (« C’est un parasite du cœur ») et se plait à brouiller l’un avec l’autre et vice versa.
Coco, c’est avant tout un esprit pratique, celui d’une Auvergnate pleine de bon sens, qui décide de rendre sa liberté au corps des femmes, d’enfoncer les chapeaux bien profonds sur leur tête, pour que ça tienne bien ! (« Je me montrais aux courses de Compiègne. Je portais un canotier très enfoncé [...] », enfoncé « jusqu’aux oreilles »), de les habiller avec des étoffes réservées jusque-là aux jockeys (« sweaters des lads » ; « tricots d’entraînement ») faute de tissus plus nobles (on est en pleine guerre 1914), de « couper une belle et longue chevelure qui se prenait dans les lacets de son corset » (une chevelure qui touche terre, des cheveux qui « embêtent » !), tout comme les servantes de son pays qui, « dès l’âge de 15 ans ont coupé et vendu leurs cheveux », selon une coutume qui remonte au temps des Gaulois (on est en 1917), de lancer la mode de la minceur (les femmes veulent être « maigres comme Coco » et viennent donc chez elle « acheter de la minceur ») et pour ce faire d’opter pour le noir (qui change des bariolages rouges, verts, bleus électriques à la Poiret...) qui habille la femme mais ne costume pas, ne la déguise pas (Suivez mon regard, Monsieur Poiret !).2 Une femme active qui dessine des tenues qui permettent de bouger, « d’être à l’aise », des tenues pour femmes actives ! Une femme pratique, qui déteste les bijoux de prix et opte pour le toc (« [...] les très beaux bijoux me font penser aux rides, aux peaux flasques des douairières, aux doigts osseux, à la mort, aux testaments, aux notaires, au Borniol. »). Une femme pratique, qui vit de l’industrie du luxe et qui ne s’en cache pas. « Il y a bien plus de gens qui vivent du gaspillage des femmes que de gens qui en meurent. ». Une femme pratique qui pense, comme tout couturier, aux robes d’hiver l’été et inversement. « A l’heure où mes clientes prennent des bains de soleil caniculaires, lui pense au gel, aux frimas. » Et puis, des idées pleines de bon sens, pour faciliter la vie des femmes et la rendre plus confortable. Une simple plaque de liège placée dans une sandale en cuir (une idée née sur le sable torride du Lido et mise en pratique dans les années 1920 par un artisan vénitien déniché sur les Zattere) et les pieds ne brûleront plus au contact du sable ardent ; une simple lanière ajoutée sur un sac à main dans les années 1930 et bonjour la liberté des mimines !
Coco, sa voix de « rogomme », « torrentueuse », son flot de mots aussi brûlants que la lave de son pays d’origine, ses yeux « étincelants »... et son maquillage qui claque... « L’arc des sourcils », très « accusé au crayon gras »... noirs comme des « ramoneurs », des cheveux noirs, « plus noirs que le diable » (et qui le restent en vieillissant), « une peau noire comme la lave » des volcans. Pas question de s’épiler les sourcils (cela donne un aspect « têtes de veau »), pas question de se teinter les cheveux en bicolore (« cheveux dorés, noirs à la racine »), pas question d’enduire son visage, qui serait alors « plein de graisse puante qui dégoûtera les hommes », pas question d’abuser de fard ou de « rouge à ongles » (Tous les hommes lui disent : « Quelle chance ! Vous ne mettez pas de rouge aux ongles ! »), pas question de se couvrir la figure de « graisse noire », à l’heure du coucher, ni de s’appliquer une « huile » poisseuse sur les paupières.
... Et puis, qu’est-ce que c’est que cette idée de faire sa toilette en public ? Quelle idée de se « maquiller » sur un bord de table, entre le couteau et la fourchette ! Quelle idée de manger son rouge à lèvres, en public, comme si c’était un plat de fraises ? Quelle audace de faire voler les particules de poudre de riz « ocre », dans « la sauce », parfaitement « blanche » ! « Quand je les vois se servir une escalope, je me demande si c’est pour mettre sur leurs joues ou dedans. »
Coco connaît toute l’importance des « soins physiques ». Toutefois, pour elle, une mise en beauté commence par une action à l’intérieur. « Les soins de beauté doivent commencer par le cœur et par l’âme, sinon les cosmétiques ne serviront de rien. »
Coco, c’est, avant tout, une petite fille, orpheline de mère, abandonnée par un père qui va jouer les abonnés absents, à deux tantes « à la mode de Bretagne », version Massif central, un peu trop sévères. Un sentiment de solitude, ressenti dès l’enfance et qui ne la quittera jamais. Coco est différente. Coco va tremper son âme, la « bronzer », dans un plein baquet de solitude, dont elle renouvellera l’eau tout au long de sa vie. Enfant solitaire, adulte solitaire. Sans mari, sans enfants, Coco va « seule », « dans le soleil et dans la neige. ». Une peau naturellement brune (« Ma peau noire de bohémienne »), qui ne craint pas le soleil et ne s’en prive pas. Une peau très hâlée, des perles bien blanches... le top de l’élégance ! L’idéal pour rencontrer ses ouvrières, au printemps 1936 (« Allez chercher toutes mes perles, répondis-je, je ne monterai aux ateliers que lorsque je les aurai au cou. »).
Coco est certainement l’une des seules femmes à « offrir des cadeaux comme des gifles » (« Je vous envoie ces six statues de nègres vénitiens, téléphonait-elle, je ne peux plus les souffrir. »). Une générosité énorme pour autant. L’art, sans la manière ! Un visage qui ne risque pas d’être ridé au burin de l’égoïsme (« Les pires rides, celles de l’égoïsme, sont gravées au burin dans la peau, rien n’y fait »), une fermeté morale, qui ignore les cosmétiques lénifiants (« Inutile de se tapoter le fanon, mieux vaut se masser le moral »). Une beauté vraie !
En 24 chapitres, Paul Morand réussit l’exploit de nous rendre intime une femme parfaitement énigmatique. Itinéraire d’une enfant pas gâtée... c’est le bon chemin, si l’on en croit Gabrielle Chanel, pour atteindre le sommet de la réussite.
Un être « éminemment critique » (« J’adore critiquer »), qui met la vie en musique, en noir et blanc (« J’ai dit que le noir tenait tout. Le blanc aussi. Ils sont d’une beauté absolue. C’est l’accord parfait »), sans jamais aucun couac ! Passionnée, travailleuse acharnée, ayant une « patience de fourmi » et la « force d’un éléphant ». Certains pensent que Coco « distille le fiel et la méchanceté », parce qu’ils s’arrêtent à la carapace, sans essayer d’aller plus loin. Drôle de distillatrice, qui a fabriqué, si l’on en croit ses dires, « des parfums, par hasard ». Une femme seule, qui parle beaucoup et a besoin d’être écoutée par ses amis, par ses employés, par des inconnues, qui portent ses créations... ou tout simplement par le pharmacien du quartier, qui l’interroge sur son état de santé (« Je fuis la médecine et j’ai la passion des spécialités pharmaceutiques, parce que les pharmaciens s’intéressent à ce que je dis, alors que les médecins ne m’écoutent pas. »). Une voix puissante, qui veut se faire entendre et qui porte, encore 45 ans après s’être éteinte, comme ces étoiles qui continuent à briller bien longtemps après leur mort.
Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour l'illustration de ce jour !
1 Morand Paul, L’allure de Chanel, Folio, Gallimard, 1996, 2013, 248 pages
2 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/paul-poiret-le-couturier-qui-habille-les-femmes-d-un-voile-de-parfum-1765/