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Choix crucial entre deux parfums bien différents pour un « enfant chargé de chaînes » !

> 22 janvier 2023

Choix crucial entre deux parfums bien différents pour un « enfant chargé de chaînes » !

« L’enfant chargé de chaînes » de François Mauriac est un jeune homme de 23 ans, qui s’interroge sur sa vocation.1 Cet étudiant à la Sorbonne, qui a quitté sa Guyenne natale et travaille mollement à Paris, ce jeune poète qui versifie sur tous les coins de table, cet orphelin qui a perdu sa mère beaucoup trop tôt et ne partage rien avec son père (un chasseur invétéré), est là, dans la capitale, dans une petite chambre bien modeste, à rêver de son avenir. Entre l’adhésion à une association « Amour et foi » dont le gourou (Jérôme Servet) semble bien peu catholique et la participation à des soirées endiablées dans des boîtes de nuit sonores et odorantes, le jeune homme hésite… Vie de luxe, de plaisir, vie consacrée, retiré à la Trappe ? Tout est encore possible pour Jean-Paul Johanet !

Bertrand Johanet, la douce odeur du gibier

Le père de Jean-Paul, Bertrand Johanet vit dans une métairie, en Guyenne. L’argent ne manque pas. Bertrand consacre sa vie à sa passion, la chasse. « Hâlé, hirsute, mal tenu », Bertrand n’a aucun point commun avec son fils, ce jeune homme « trop délicat » ! « Sa barbe épaisse et mal soignée ne laissait voir que peu des joues brûlées par le soleil et le grand air. »

Marthe Balzon, une délicate odeur de linge trempé de sueur

Marthe est la jeune cousine de Jean-Paul. Amoureuse patiente, la chaste et douce Mathilde attend son heure. Pour l’instant, elle n’a droit qu’à quelques visites, durant les grandes vacances. Des bains de soleil cuisants sur « le sable chaud du talus », à 14 heures ! Des bains de soleil parfumés au pin des Landes et à la sueur de Marthe. Jean-Paul est, en effet, tout ému, du corsage odorant de sa cousine (« le linge odorant qu’un peu de sueur tache »). Et puis, l’image de Marthe est également liée à l’odeur de la propriété où elle vit, une demeure, entourée d’un vaste parc embaumé d’œillets. « Le jardinier arrosait les massifs de géraniums et les œillets de Chine. Une odeur poivrée emplissait l’air, mêlée au parfum de la terre chaude et mouillée. »

Vincent Hiéron, la franche odeur de l’amitié

Vincent Hiéron est l’un des amis de Jean-Paul ; c’est lui, qui connaît Jérôme Servet et qui va présenter les deux hommes l’un à l’autre. Laid, Vincent l’est, très clairement. « Les joues flasques et toujours mal rasées », Vincent se soucie fort peu de son extérieur. Il s’agit, malgré tout, d’un ami sincère.

Les adeptes de l’association « Amour et foi », la subtile odeur des produits capillaires mélangés

Jean-Paul est rapidement admis parmi les orateurs de l’association. Comme il est brillant, il est envoyé au feu… C’est à de jeunes ouvriers qu’il s’adresse, avec verve et passion. Son public est composé de toute une mosaïque de jeunes travailleurs, « des apprentis bien tenus, dont les mains gercées aux ongles noirs témoignent seules qu’ils ne fréquentent pas la faculté de Droit ; un garçon coiffeur aux cheveux luisants de tous les fonds de pots du patron. » Et cela marche… De nouvelles recrues viennent grossir les rangs des admirateurs du gourou Jérôme. Un petit ouvrier, Georges Elie, cherche même à devenir l’ami de Jean-Paul. Un peu, beaucoup, passionnément, à la folie… pas du tout. Cette amitié, vécue au départ dans l’exaltation, lasse vite Jean-Paul qui n’a vraiment rien à partager – intellectuellement – avec un jeune garçon au vocabulaire d’une pauvreté abyssale.

Louis Faveau, la détestable odeur de la corruption

Louis Faveau, dit « Lulu », est un « petit être nul », un camarade de Jean-Paul, qui n’y connaît rien en littérature, mais tout en matière de vie nocturne. Avec Lulu, avec Lucile, l’amie de Lulu, une grande fille « osseuse, chevaline », Jean-Paul écume les boîtes de nuit, où l’on joue « une musique sauvage ». Les femmes, croisées en ces lieux, sont livides sous leur masque de cosmétiques… Derrière le bruit, l’alcool, la fumée de cigarettes, les visages sont d’une tristesse infinie, pour peu qu’on prenne le temps de les détailler. « Dans cette face de femelle que l’on devine hâve sous le maquillage, vois ces yeux surnaturels qui flambent. »

Liette, la sulfureuse odeur de musc

Liette est la sœur de Lucile. Cette jeune fille de 20 ans, au « corps souple et musclé » et aux « jambes minces et enveloppantes comme des lierres », fascine littéralement Jean-Paul, qui en fait rapidement sa maîtresse. « Jean-Paul songe à la Liette qu’il a vue cette nuit… petite bête si vivante et dont encore il sent le parfum. Il ne veut plus penser qu’à elle et déplore que Vincent le vienne troubler de ses délectations moroses. » Ni une ni deux… voilà Liette installée dans un bel appartement, avec deux domestiques pour prendre soin d’elle.

Des soins cosmétiques pour tenter de masquer une rougeur des mains très (trop) populaire ! Rien ne semble y faire. Et du parfum lourd à souhait pour retenir l’amant indécis. Le troublant parfum de Liette imprègne les doigts de Jean-Paul. « D’un geste habituel, il promène sur son visage des doigts qui fleurent encore le musc et le tabac d’Orient. » ; « Il se souvint que ses doigts sentaient encore le musc et le tabac d’Orient. Le plaisir, le plaisir, murmura-t-il ; des musiques atroces, des femmes peintes, malades, bestiales, de l’alcool et de la fumée, de mornes étreintes - pour cela, Vous abandonner, Vous renier, Vous crucifier. » ; Vous, c’est bien évidemment le Dieu de miséricorde qui absoudra, en temps et heure, le jeune homme riche de l’Evangile !

Et le parfum de l’enfance

A chaque fois que Jean-Paul s’enfuit de son enfer parisien, il redécouvre, avec délice, les parfums de sa terre natale. « L’herbe mouillée des jardins endormis, les acacias neigeux, les roses du balcon, les résines de la forêt composaient un parfum inouï et si troublant qu’il ferma les yeux. » L’odeur « d’herbe fauchée » l’enivre alors plus sûrement que le lourd parfum musqué de Liette. « Les effluves de tilleul », qui semblent « avoir la mortelle douceur des fleurs monstrueuses qui endorment et qui tuent », revêtent, aux yeux du jeune homme, un caractère étonnement maléfique. Et puis, il y a l’inénarrable odeur de pins brûlés qui domine le tout. « Ils aimaient l’âcre odeur de la résine brûlée. »

Et les parfums de Versailles

En visite chez Vincent Hiéron, Jean-Paul s’attarde au Grand Trianon, s’enivrant des parfums de l’histoire, combinés à ceux émanant des fleurs du parc. « Des parfums mêlés saturent l’air ». Et il s’en faut de peu que Jean-Paul n’aperçoive Marie-Antoinette, au détour d’une allée.

L’enfant chargé de chaînes, en bref

Sous l’emprise du corps sensuel de Liette, Jean-Paul s’interroge, plein de remords. Quelle est sa vocation ? Comment se délier de Liette ? Doit-il épouser la chaste Mathilde ou bien s’enterrer à la Trappe ? Quoi faire, mon Dieu ? Comment faire ? Entre les parfums de corruption qui émanent du corps de Liette et la douce chaleur prodiguée par la maternelle Marthe, le jeune homme hésite… puis choisit la voie de la raison, la voix du bonheur ! Entre le musc qui pervertit les sens et l’œillet poivré qui aseptise les sentiments, l’enfant chargé de chaînes a opté pour le parfum de liberté, un parfum qui rappelle celui de l’encens et des confessionnaux d’antan.

Bibliographie

1 Mauriac F., Les chefs-d’œuvre de François Mauriac, Cercle du bibliophile, Grasset, Tome VIII, 409 pages

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