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Chez les Middlemarchiens, le teint est sur-mesure !

> 05 octobre 2019

Chez les Middlemarchiens, le teint est sur-mesure !

George Eliot nous propose, en un millier de pages, de nous faire vivre les passions qui agitent Middlemarch, un petit village anglais, au début du XIXe siècle, et ce sur une période de trois ans.1 Elle (car George est une femme) s’applique, en effet, à effectuer le récit scrupuleux de « vies cachées » qui tissent la petite histoire... histoires de jeunes filles à marier, de mariées qui regrettent d’avoir dit « oui », d’ambitieux qui trépignent devant l’adversité, de faux-vertueux qui ont fondé leur fortune sur une ignominie, d’un médecin qui rêve de « devenir l’auteur d’une découverte » et de médecins, plus terre à terre, qui refusent obstinément de changer leurs habitudes thérapeutiques.

Dorothea et sa sœur Celia sont deux orphelines qui vivent chez leur oncle Brooke, à Middlemarch, durant la période victorienne. Dorothea est passionnée et pleine de bonté. Elle aime à se dévouer pour les autres et en particulier pour les enfants de l’école maternelle. Extrêmement scrupuleuse et un brin austère, elle refuse « toute recherche d’effet gratuit » en matière de coiffure ou d’habillement. Au lieu de se friser les cheveux et de les orner de rubans, elle préfère « les tresses plates rassemblées en macarons par derrière ». Lorsque sa sœur lui propose d’effectuer le partage des bijoux de leur mère, Dorothea décline l’invitation et lui laisse l’ensemble du coffret. « Les âmes ont un teint tout comme le corps ; ce qui va à l’une ne va pas à l’autre. » Pourtant, les pierres précieuses séduisent la jeune fille qui se plaît à les contempler. « Il est étrange que les couleurs semblent nous pénétrer profondément comme les parfums. »

Dorothea a des idées bien arrêtées en matière de mariage. Elle recherche un homme intelligent, ambitieux, un homme qu’elle pourra épauler dans la réalisation d’une œuvre de grande envergure. Cet homme existe bel et bien et va croiser son destin sous la forme d’un « vieil érudit ratatiné » - il a certainement plus de quarante-cinq ans - que certains qualifient sans charité de « pédant desséché » ou de « satané freluquet de pédant à sang de navet », au sourire timide et qui ressemble à « un pâle soleil d’hiver ». Cet éminent savant du nom d’Edward Casaubon va rapidement décevoir la jeune épouse qui se voit souvent rabrouée par celui dont elle voulait être la compagne aimante et dévouée.

Celia, quant à elle, va partager, paisiblement, l’existence de Sir James, un ancien soupirant de Dorothea qui a été débouté, un prince charmant qui ne lui donne pas l’occasion de penser par elle-même (« un prince charmant qui sortirait du buisson de roses où il était retenu par enchantement, avec un mouchoir produit par la prompte métamorphose de pétales à l’odeur infiniment délicate. »).

Si Dorothea constitue l’astre autour duquel tourne tous les personnages du roman, il ne faut pas oublier de parler du Dr Lydgate, un jeune médecin qui cherche à promouvoir de nouvelles techniques thérapeutiques et qui condamne « l’application inconsidérée de ventouses » et « la consommation incessante de porto et de quinquina ». Ce jeune médecin que tout oppose à ses confrères va se faire un nombre considérable d’ennemis. Il décide en effet de « prescrire des drogues sans les fournir ni recevoir de commission des apothicaires », afin d’assainir la profession. Malheur à celui qui veut faire la leçon à ses pairs !

George Eliot nous propose un panorama complet des différentes qualités de teint qui peuvent être rencontrées dans un petit village anglais, au XVIIIe siècle et au début du XIXe. M. Casaubon a le teint « jaune » pour les uns, « olivâtre » pour les autres ; on y décèle également quelques grains de beauté. Il paraît difficile, dans ces conditions, de lui voir épouser la plus belle fille du pays. Par chance, Dorothea, une beauté à « la blancheur palpitante » ne souhaite pas fréquenter un « homme au teint de cochon de lait ». L’essentiel, pour elle, est de seconder un grand homme dans la tâche qu’il s’est assigné. Viendra toutefois un jour où le teint « transparent » du jeune Will Ladislaw, cousin de M. Casaubon, ne laissera pas indifférent une Dorothea devenue veuve mais toujours aussi fraiche de teint (« avec de l’éclat comme une rose de Chigne »). Cet amour est réciproque. Le « teint de jeune fille » de Ladislaw évolue en fonction de ses sentiments. Lorsqu’il rencontre Dorothea, son teint change d’aspect. « [...] toutes les molécules de son corps avaient transmis le message d’un contact magique ». Le teint de M. Chichely, un second rôle dont on sait peu de choses, ressemble « un peu à celui d’un œuf de Pâques ». M. Vincy, le maire, est décrit comme un « personnage rubicond » que tout oppose au banquier Bulstrode dont le « teint pâle de blond » vire au « teint franciscain », voire au « teint anémique » ou même carrément « cadavérique », lorsque les nuages s’accumulent au-dessus de son existence paisible. Ce banquier qui fait montre d’une grande piété a fait fortune sur le dos de Will Ladislaw et voit son monde s’effondrer lorsqu’un maître chanteur fait son apparition. Bulstrode « avait tant de noirceur à l’intérieur de lui que si les cheveux de sa tête connaissaient les pensées de son cœur, il se les arracherait tous par la racine. » Le maître-chanteur en question, John Raffles, est un affreux bonhomme, « très rubicond ». De Madame Waule, on ne se souviendra que de sa teinte « violacée » « de demi-deuil ». La sympathique Mary Garth ne répond pas aux canons de beauté en vigueur, puisqu’elle possède un « teint sombre ». C’est une « rondelette au teint bronzé », un véritable « petit pruneau », dont le visage est « dépourvu de lys et de rose ». Cela ne l’empêche pas d’être fiancée, depuis l’enfance, avec Fred Vincy, un jeune homme frivole et paresseux qui compte sur un héritage fructueux pour se lancer dans la vie. La sœur de Fred, Rosamond, à la « blancheur immaculée » (un teint vraiment « incomparable »), semble être l’épouse idéale d’un jeune médecin, Tertius Lydgate, prêt à révolutionner les protocoles thérapeutiques alors communément admis. Le médecin « légèrement basané » qui mord à l’hameçon ne donnera pas immédiatement entière satisfaction pour la bonne raison qu’il traînera à faire fortune et cumulera pendant les premières années de son mariage un certain nombre de handicaps, surtout des dettes et quelques rumeurs concernant son intégrité. Tout avait pourtant bien commencé à « la lumière du matin », une lumière qui met en valeur le teint. Pour préserver la fraîcheur du teint, les femmes ont recours à des couvre-chefs variés. Dorothea arbore de grands chapeaux de paille, « espèces archaïques de panier » ou de grands chapeaux ronds qui forment un halo autour de sa tête vertueuse. Mary s’entortille la tête dans un drôle de foulard qui forme une « petite visière » protectrice vis-à-vis des rayons du soleil.

George Eliot excelle dans l’art de la formule et préfère se fier à l’esprit plutôt qu’à la peau. « [...] un esprit humain est plus subtil que les tissus externes qui lui font une sorte de blason ou de cadran. » Pour stigmatiser les gens importants qui ne rêvent que de faire parler d’eux, elle sort les gants de boxe : « Il y a des hommes qui n’hésiteraient pas à se faire bourrer de coups de pied si seulement cela faisait parler d’eux. » L’auteur ne boude pas la « figure de style... permettant au style de faire bonne figure. »

La romancière nous entraîne dans un monde poétique et parfumé. « L’odeur de la terre humide » y est évoquée, ainsi que divers parfums floraux. Lorsqu’elle nous confie l’aventure de Lydgate avec une actrice, c’est le parfum de la violette qui lui vient à l’esprit (cette actrice exerce sur le jeune homme l’effet du « souffle délicat d’un vent du sud sur un talus couvert de violettes. »). Pour évoquer l’amour non partagé de Sir James pour Dorothea, comparaison est faite avec un souvenir qui libère un « doux parfum ». Les vêtements de Dorothea, quant à eux, semblent « toujours lavés de frais » et répandent « une odeur de haies parfumées ». « Les préjugés » enfin, « telles les substances [...] odorantes, possèdent une existence double, à la fois concrète et impalpable ; ils sont concrets comme les pyramides, impalpables comme le vingtième écho d’un écho ou le souvenir des jacinthes qui jadis parfumèrent la nuit. » N’oublions pas toutes celles qui, comme Rosamond, sont attachées à leur rang et ne veulent pas déchoir par un mariage jugé indigne. « [...] elle éprouvait le paisible sentiment que son rang les pénétrait comme s’il se fût agi d’un parfum. »

George Eliot joue les éducatrices afin que les filles soient autre chose que des « poupées incapables » ; elle se glisse, en outre, dans la peau d’une conseillère conjugale, en militant en faveur du dialogue au sein des ménages. Après avoir enchevêtré les destins et avoir pris plaisir à brouiller les pistes à l’envi, elle nous offre une conclusion éclair où tout est bien qui finit bien.

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son interprétation de l'importance du teint chez George Eliot !

Bibliographie

1 Eliot G. Middlemarch, Folio classique, Gallimard, 2005, 1152 pages

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