Nos regards
Chez La Bruyère, on peut croiser un grand blond avec la chaussure d’un évêque !

> 25 octobre 2020

Chez La Bruyère, on peut croiser un grand blond avec la chaussure d’un évêque !

La Bruyère ne manque pas de caractère ; il nous en fait profiter dans une œuvre unique, Les caractères,1 recueil de contes, d’aphorismes, de phrases lapidaires ciselés avec précision et polis au fil du temps et des rééditions. D’un regard bienveillant, amusé ou parfois courroucé, La Bruyère jauge ses contemporains, ironise sur leurs travers, et s’applique à être le plus clair possible pour dresser le portrait du parfait « honnête homme » et de la « belle femme qui a les qualités d’un honnête homme », c’est-à-dire un être d’un « commerce délicieux ». Propulsé en 2020, cet écrivain, qui travaillait les mots à la manière d’un artisan, serait certainement étonné de cette pluie de tweets, de posts, de pensées instantanées qui se croisent et s’entrecroisent sur les réseaux sociaux. Celui qui ne pouvait s’empêcher de pester contre le baragouinage des précieuses ne resterait certainement pas sec face à ce trop-plein d’informations. Le code a-t-il changé ? Non, finalement pas tant que cela. Langage abscons s’abstenir !

De caractère en caractère, nous nous proposons de réaliser un florilège des pensées labruyèriennes, ayant trait à l’esthétisme, à la beauté, aux cosmétiques.

Sur la toilette au masculin, on abrège

La toilette au masculin c’est une toilette rapide, sobre, efficace. On élimine les falbalas ; on fonce à l’essentiel. « C’est le propre d’un efféminé de se lever tard, de passer une partie du jour à sa toilette, de se voir au miroir, de se parfumer, de se mettre des mouches [...] ». Allez, on vire tous les produits superflus et on ne conserve que l’essentiel ! Narcisse permet d’illustrer ce thème. Sa vie se partage entre sa toilette (aussi longue que celle d’une femme), ses dévotions, ses lectures légères, ses promenades et son activité de jeu. Sa vie est réglée comme du papier à musique et d’une nullité parfaite. « Il fera demain ce qu’il fait aujourd’hui et ce qu’il fit hier ; et il meurt ainsi après avoir vécu. »

Sur la perruque au masculin, on raccourcirait que ce ne serait pas plus mal

La Bruyère ironise sur les habitants de la contrée versaillaise. Ceux-ci vivent le plus souvent empêtrés « dans une épaisseur de cheveux étrangers » qui masquent leur chevelure naturelle. Cette perruque, puisqu’il s’agit de cet accessoire, prend parfois des proportions extraordinaires et descend le long du dos, jusqu’à la « moitié du corps ». Un peu excessif !

Sur le fait de se curer les dents pendant les repas, on évite

L’individu grossier se tient mal à table et semble prendre un malin plaisir à ôter « l’appétit aux plus affamés ». « Il écure ses dents » en public !

Sur l’étourderie masculine ou féminine, on retrouve le grand blond

Yves Robert a certainement puisé sa source d’inspiration dans la savoureuse histoire de Ménalque, un étourdi qui, à défaut de porter une chaussure noire, oublie ses gants partout et confond la chaussure d’un évêque avec son propre gant. Cet homme ne se rase que la moitié du visage par distraction. Il se cogne à tous les objets qu’il croise, accroche sa perruque à un lustre, ne se rend compte de rien et rit avec les courtisans moqueurs, croyant qu’un autre que lui a commis quelque maladresse.

L’étourderie au féminin est portée par une femme qui craint le soleil et veut s’en protéger. Elle fait grand bruit en réclamant son masque… alors qu’elle le porte déjà sur la figure.

Sur la beauté au féminin, on reste naturelle

Plus on s’éloignera du naturel, moins l’on sera susceptible de plaire. Chez les femmes, « se parer et se farder » est « une espèce de menterie » inacceptable. Inutile de se cacher sous des couches successives de fard, ce n’est pas le carnaval ! Tout cet attirail est vraiment nuisible. Les seules parures vraiment nécessaires sont la beauté et la jeunesse. Pour La Bruyère, « il faut juger des femmes depuis la chaussure jusqu’à la coiffure exclusivement, à peu près comme on mesure le poisson entre queue et tête ». Faut-il comprendre qu’une femme se juge à sa mise et que, plus la coiffure est haute, moins il y en a dans la caboche ? C’est tout à fait probable.

Le maquillage plaît autant aux femmes qu’il déplaît aux hommes. A ce sujet, La Bruyère a réalisé un rapide sondage auprès des hommes de son entourage ; la taille de l’échantillon n’est pas précisée mais le résultat est formel. « [...] je leur prononce de la part de tous les hommes, ou de la plus grande partie, que le blanc et le rouge les rend affreuses et dégoûtantes, que le rouge seul les vieillit et les déguise ; qu’ils haïssent autant à les voir avec de la céruse sur le visage, qu’avec de fausses dents en la bouche, et des boules de cire dans les mâchoires, qu’ils protestent sérieusement contre tout l’artifice dont elles usent, pour se rendre laides [...] ». A croire que le maquillage a été inventé par Dieu lui-même, pour « guérir des femmes » de manière infaillible. Cosmétiques et caprices féminins sont, selon le philosophe, les contrepoisons les plus efficaces pour guérir des peines de cœur.

De loin en loin, La Bruyère en remet une couche afin de l’on comprenne bien sa pensée. Tel Montesquieu,2 il se glisse dans la peau d’un étranger afin de pouvoir observer la cour d’un œil neuf. Cet étranger constate : « Les femmes du pays précipitent le déclin de leur beauté par des artifices qu’elles croient servir à les rendre belles : leur coutume est de peindre leurs lèvres, leurs joues, leurs sourcils [...] ». Elles dégagent « leurs épaules, leur gorge, leurs bras et leurs oreilles », afin d’être sûres de faire étalage de toutes les parties de leur corps qui « pourraient plaire ».

Sur l’intelligence au féminin, on n’est pas forcée de suivre son naturel

Si l’on en croit La Bruyère, les femmes sont libres de se cultiver et d’ouvrir les ouvrages intéressants, nécessaires pour développer une belle culture. Ce qui les arrête le plus souvent, c’est « le soin de leur beauté », les soins domestiques ou les travaux d’aiguille. Leur esprit a, toutefois, souvent du mal à se fixer sur les choses jugées « pénibles et sérieuses ».

Sur le vieillissement des femmes, on révise ses classiques

La Bruyère s’amuse, dans ce contexte, à revisiter la parabole de la paille et de la poutre. Il met en présence deux femmes du même âge, Lise et Clarice. Lise est à sa toilette, face à son miroir. Elle « met du rouge sur son visage » et y « place des mouches ». Rien que de très normal pour l’époque. Pourtant, fard tapageur et mouches multiples doivent être abandonnés, à l’heure de la maturité, nous dit le simple bon sens. Lise peut être considérée comme une femme mûre. Elle trouve Clarice ridicule « avec ses mouches et son rouge ». Hum, hum... Miroir, mon beau miroir... que peux-tu bien raconter à Lise ?

En matière de petites qualités et de grands défauts, La Bruyère nous fait également faire connaissance avec Argyre, une femme qui découvre sa main parce qu’elle est belle, qui se plaît à dévoiler son pied car il est petit, qui rit de toute sa bouche car ses dents sont admirables. La belle Argyre n’a « point d’esprit ». Elle est tout dans le paraître et fait étalage de ses petites qualités, espérant que celles-ci viendront masquer son manque cruel d’intelligence.

Sur la mode, ça passe et ça casse

La Bruyère ne semble pas goûter excessivement les changements de mode qui sévissent à Versailles. « Un homme à la mode dure peu, car les modes passent. » « Une mode a à peine détruit une autre mode, qu’elle est abolie par une plus nouvelle, qui cède elle-même à celle qui la suit, et qui ne sera pas la dernière ; telle est notre légèreté [...] ». Si l’on cherche à comparer une « personne à la mode » et « une personne de mérite », on dira de la première que c’est « une fleur bleue », c’est-à-dire un bleuet qui vient étouffer les cultures de céréales et de la seconde, que c’est un « lis ou une rose », qui vient embaumer l’espace.

La mode vestimentaire qui « divise la taille des hommes en deux parties égales » et qui « fait de la tête des femmes la base d’un édifice à plusieurs étages, dont l’ordre et la structure changent selon leur caprice » se joue des proportions et du centre de gravité. Attention, en dressant à l’extrême les cheveux sur la tête des belles de la cour, on risque de les déséquilibrer et de les faire tomber. Cette mode plaisante un jour semble bizarre dès le lendemain !

Les caractères, en bref

Lorsque l’on se plonge dans le bain que constituent Les caractères de La Bruyère, on en ressort un peu plus propre. On est décidé alors à fuir la folie des hommes qui les placent « au-dessous de la taupe et de la tortue ». On voit la vie un peu autrement...

… et vraiment « Si on ne goûte point ces caractères, je m’en étonne ; et si on les goûte, je m’en étonne de même. »

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour.

Bibliographie

1 La Bruyère, Les caractères, Le livre de Poche, 1995, 644 pages

2 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/regard-cosmetique-percant-pour-lettres-persanes-1378/

 

 

 

Retour aux regards