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Chez Barbey, le cadavre est dans la jardinière sous les résédas

> 30 novembre 2019

Chez Barbey, le cadavre est dans la jardinière sous les résédas

Tout commence chez la baronne de Mascranny, au milieu de gens d’esprit. Le thème de la soirée « Parler romans » n’aurait certainement pas déplu à un certain Bernard Pivot et ce d’autant plus que la société est particulièrement triée sur le volet. Les femmes brillent par la qualité de leur teint (« le dos éclatant et velouté de la belle comtesse Damnaglia » est une invitation à s’installer confortablement parmi les invités présents cette belle soirée d’été) et leur chevelures parfumées ; quant aux hommes, ils étincellent par la qualité de leur répartie. « Le plus étincelant causeur » de la société est bien décidé à captiver son auditoire et à lui livrer une histoire réelle encore plus cousue de fil blanc qu’un roman. Sibylle, la fille de la baronne, en frémit par avance. « Elle avait l’espèce d’émotion que l’on a quand on plonge les pieds dans un bain plus froid que la température, et qui coupe l’haleine à mesure qu’on entre dans la saisissante fraîcheur de son eau. » Le vieux vicomte de Rassy, « bossu et bègue », un ancien beau porteur d’une perruque à l’allure extraordinaire et fardé à l’ancienne mode, se donne de petites claques sur les joues afin de dompter son bégaiement. Ceci a pour seul effet de faire tomber en pluie fine les « grains de rouge » qui ornent ses joues.

L’histoire qui nous est contée avec force détails se passe en province, dans les années 1820, dans une « bourgade » de « 6000 âmes » où l’aristocratie semble s’être regroupée au fil des ans. La grande activité de cette aristocratie oisive consiste à se réunir pour des parties de whist endiablées. Quelques étrangers viennent s’agréger aux nobles locaux. Chez le marquis de Saint-Albans, toute la vie se concentre au niveau de ses « mains d’une beauté sénile » qui semblent faites pour battre les cartes. Un Anglais, M. Hartford, homme d’une cinquantaine d’années aux cheveux argentés « ras et luisants », est accueilli avec chaleur, tant son linge est éblouissant et son haleine irréprochable (« sur les lèvres (car il venait de dîner) la pastille parfumée qui voilait les vapeurs des essences d’anchois, de l’harvey-sauce et du porto. »). Un Ecossais, M. Marmor de Karkoël, jeune homme de 28 ans, prématurément vieilli par le soleil - il paraît facilement 35 ans -, semble le diable en personne. Cet homme singulier, qui se rase soigneusement et arbore des « dents d’un émail de perles », possède un curieux tic. En effet, il rejette sa noire chevelure d’un revers de la main, « dix fois dans une heure », comme s’il écartait de son front un remord tenace. Il a sans doute pas mal bourlingué dans la vie tant son teint est marqué par le rayonnement ultraviolet. Sa carnation, « couleur olive qui lui était naturelle, mais chaudement hâlé, par-dessus, des rayons d’un soleil, qui, pour l’avoir si bien mordu, n’avait pas dû être le soleil émoussé de la vaporeuse Angleterre. » tranche sur celle de ses compagnons de jeu. On apprend rapidement que Marmor a vécu longtemps aux Indes, « roussi par le soleil de Lahore ». Ses mains blanches, habituellement protégées par des gants en peau « de chamois parfumé », ont été préservées du phénomène de vieillissement accéléré. Marmor ne laisse personne indifférent. Les mauvaises langues « beurraient, en toute occasion, d’intentions perfides, mille tartelettes au verjus sur le compte de cet écossais [...] » Il est question d’une bague dont le chaton peut héberger une « substance noire et brillante » dont il se chuchote qu’il s’agit de poison…

La comtesse du Tremblay de Stasseville, surnommée « Madame de Givre », est, quant à elle, une femme de 40 ans, à l’aspect étrange et à la constitution plus que débile. « Pâle et mince mais d’un mince et d’un pâle » qui n’appartient qu’à elle, cette comtesse, à l’esprit remarquable, fascine la compagnie. Sa « pâleur teintée de soufre » et ses lèvres « couleur hortensia passé » traduisent un état de santé chancelant. Tout est rétracté, chez elle, comme aspiré de l’intérieur. Ses mains extraordinaires sont « aristocratiques et princières pour la blancheur mate, l’opale irisée des ongles et l’élégance » ; elles sont, pourtant, diablement maigres et striées de veines bleuâtres. Ces mains de rapace s’abattent sur la table de jeu, telles les griffes d’un oiseau de proie. Cette « femme froide à vous faire tousser » est un sorbet au goût acide (« de l’esprit servi dans sa glace »), indifférente à tout et à tous. Son seul plaisir est la confection d’épigrammes assassines, composées de « mots qui sifflent et qui percent ». Toute la bonne société se demande ce que couve ce serpent à la langue acérée. La comtesse de Hautcardon, qui a longtemps cherché à sonder le cœur de cette belle énigme, en baisse les bras. « Nous sommes bien bêtes [...] de nous donner un tel tintouin pour savoir ce qu’il y a dans le fond de l’âme de cette femme : probablement il n’y a rien ! » Sa fille, Herminie, est d’une franche beauté, même si elle est encore plus pâle que sa mère. A partir du moment où Marmor entre en scène, l’attitude de Mme de Stasseville vis-à-vis des fleurs change du tout au tout. Celle qui ne pouvait souffrir un bouquet de tubéreuses (« Oh ! Le temps n’était plus où les odeurs lui faisaient mal. ») ne sort plus que la taille ornée « d’un gros bouquet de résédas ». Elle en arrache des tiges à pleines dents, avant de les broyer consciencieusement, au point d’être traitée d’« herbivore » par ses bonnes amies. Vers la fin de sa vie, dans son salon, l’air est saturé du parfum des résédas qui ornent une jardinière. Après le décès d’Herminie et de sa mère, on trouvera dans cette jardinière asphyxiante « le cadavre d’un petit enfant ».

Quelques années après le début de cette terrible histoire, nous sommes alors dans les années 1830, le narrateur, revenu dans la petite bourgade où le jeu de whist est roi, constate que tout a changé. « [...] car, en plusieurs années, les villes changent comme les femmes : on ne les reconnaîtrait plus. » C’est le chevalier de Tharsis qui nous livre les clés du mystère. Le ténébreux Marmor et l’hypocrite comtesse (« Elle l’était (hypocrite) comme on est blonde ou brune, elle était née cela. ») furent amants dans le plus grand secret et usèrent du poison emprisonné dans la « jolie babiole de destruction » que constituait la bague de la comtesse pour tuer Herminie et le jeune enfant issu des amours de Marmor avec l’une ou l’autre des deux femmes.

Cette courte nouvelle ne laissera pas le lecteur de glace ; l’attention ne reste jamais « en l’air ». Lorsque le narrateur menace de s’arrêter avant le dénouement, il est sommé de continuer et c’est heureux pour le lecteur qui n’aurait guère apprécié d’être laissé en plan (« Ne serait-ce pas comme si un coiffeur, après vous avoir rasé un côté du visage, fermait tranquillement son rasoir et vous signifiait qu’il lui est impossible d’aller plus loin. »). Les lames du rasoir de Barbey d’Aurevilly sont affûtées à souhait. Attention, à ne pas se couper en tournant les pages d’une nouvelle qui vous dégoûtera du parfum de réséda pour le restant de vos jours (« Voilà qui est fini ! ajouta-t-elle ; - je ne porterai plus de résédas. »).

Merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, de nous donner à voir ce Barbey d'Aurevilly, qui aux jeux cruels de l'amour, mêle cartes et réséda !

Bibliographie

1 Barbey d'Aurevilly J. Le dessous de cartes d'une partie de whist, J. Barbey d'Aurevilly, Folio classique, Gallimard, 2019, 125 pages

 

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