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Chez Agatha Christie, les veuves éplorées oublient d’utiliser un maquillage waterproof

> 13 mars 2021

Chez Agatha Christie, les veuves éplorées oublient d’utiliser un maquillage waterproof

La maison d’Aristide Leonidès,1 un vieux grec de Smyrne qui a réussi dans les affaires, est, on ne peut plus, biscornue... tout comme d’ailleurs les habitants qui y résident. Le vieil Aristide a décidé de rassembler toute sa famille autour de lui ; le patriarche règne ainsi sur une petite colonie composée de 9 individus. De sa première femme, Aristide a eu 8 enfants dont seuls survivent Roger, le fils aîné, marié à Clemency, sans enfant et Philip, marié à Magda, une actrice un peu farfelue. De l’union de Magda et Philip sont nés trois enfants, Sophia (la vingtaine), Eustace, un beau garçon de 16 ans et Joséphine, une sorte de farfadet, « extraordinairement » laid de 12 ans. La belle-sœur d’Aristide, Edith de Haviland, une femme dynamique au « teint hâlé », est également logée dans la demeure aux multiples pignons. Et puis... il y a Brenda, la toute jeune femme d’Aristide. D’une petite cinquantaine d’années sa cadette, tout de même. Epousée à 24 ans, Brenda file le parfait amour avec son vieil époux depuis 10 ans ; elle lorgne bien un peu du côté de Laurence Brown, le précepteur des enfants, mais c’est, paraît-il, en tout bien, tout honneur ! Alors que Charles Hayward s’apprête à demander la main de Sophia, survient le pire... Aristide est empoisonné et meurt subitement, laissant l’intégralité de sa fortune à sa petite-fille. De quoi se poser quelques questions !

Aristide Leonidès, l’homme assassiné

Aristide Leonidès est un homme d’une grande laideur qui achève sa vie, tué par une injection d’ésérine (ou « physostigmine »). Celle-ci, contenue dans des « gouttes pour les yeux », s’est retrouvée, comme par hasard, en lieu et place de l’insuline injectée quotidiennement par Brenda. L’ésérine est, en effet, le principe actif du collyre anti-glaucomateux,2 administré chaque jour à Aristide. Il est assez curieux de noter que le crime a suivi les étapes tracées par le vieil homme, il y a quelque temps. Alors que la petite Joséphine lui demandait ingénument : « Pourquoi il y a écrit Collyre - ne pas avaler sur le flacon ? Qu’est-ce qui se passerait si on avalait tout le flacon ? » Aristide a expliqué... Si Brenda, remplaçait, un jour, l’insuline par l’ésérine, il y aurait suffocation (visage « tout bleu »), puis décès ! En pénétrant dans la salle de bains d’Aristide, on constate que le vieil homme aime son confort. La pièce est luxueuse, la « baignoire profonde ». Il y a tout ce qu’il faut pour préparer un petit-déjeuner (bouilloire et toaster) et pour traiter les différentes pathologies du vieillard. Tout est propre et bien rangé. L’œillère, destinée aux bains oculaires voisine avec le compte-gouttes. Aspirine, borate de soude, iode, élastoplaste, pansements, comprimés divers remplissent l’armoire à pharmacie. Le seul problème c’est que cette salle de bains est un vrai moulin ; y entre et en sort qui veut !

Brenda Leonides, la jeune épouse soupçonnée

Brenda est une jolie trentenaire aux cheveux bruns ; le noir lui va à ravir ! Malgré tout, Brenda y va de sa petite larme, afin de témoigner d’une peine jugée un peu trop forcée par certains. « Sous la poudre et le rouge à lèvres, on voyait qu’elle avait pleuré. » Brenda est aussi bête (« un petit pois dans la cervelle ») que belle. Son cœur est, semble-t-il, engagé... Le précepteur d’Eustace et Joséphine, un beau jeune homme blond, prénommé Laurence, partageraitses sentiments, si l’on en croit des personnes bien informées.

Charles Hayward, l’homme qui mène l’enquête

Afin d’aider la police, Charles infiltre la famille, se fond dans le décor et recueille incidemment de précieux témoignages. Pour sa fiancée Sophia, une jeune fille, aux « cheveux noirs bouclés » et aux « yeux d’un bleu lumineux », Charles est prêt à tout et surtout à pratiquer une hygiène scrupuleuse. « Après avoir pris un bain, m’être rasé et changé, j’étais parti rejoindre Sophia. » Il est également prêt à jouer les détectives, quitte à se meurtrir la chair, au cours de réflexions trop poussées. « Je m’entamai la peau du menton avec mon rasoir et poussai un cri. »

Roger Leonidès, l’homme raté qui fait de mauvaises affaires

Roger est l‘opposé de son père. Alors qu’Aristide transforme en or tout ce qu’il touche, Roger est capable de faire péricliter la meilleure entreprise du monde. Marié à Clemency, une femme énergique, « aux cheveux gris, coupés court à la garçonne » et aux beaux yeux gris, Roger attend son heure. Cette famille l’étouffe ; il doit par dessus tout s’en libérer ! Roger et Clemency n’ont aucun goût de luxe. Leur rêve : vivre tranquillement sur une île presque déserte. Leur salle de bains, d’une « sévère simplicité sans aucun appareillage de luxe et sans déploiement de cosmétiques », témoigne même d’une certaine austérité.

Philip Leonidès, l’homme raté qui vit au milieu des livres

Philip est un homme qui vit au milieu des livres. Ce non fumeur - cela étonne Charles - a 50 ans et possède une « beauté étonnante ». La perfection de ses traits, ses « cheveux blonds légèrement mâtinés de gris » en font un homme apprécié des femmes. Dans sa bibliothèque, pas d’odeur de tabac, mais une odeur de « vieux livre moisi » et de cire. Philip est marié avec Magda, une actrice, aux cheveux d’un « blond vénitien » et aux yeux bleus, à fleur de tête. Cette femme, aux multiples personnalités, est en quête permanente de gloire. D’échec en échec, Magda attend, de moins en moins patiemment, le rôle qui va la révéler au public. Lorsqu’elle ne se maquille pas, Magda arbore un visage tragique, qui ne lui sied pas. « Son visage avait cet air nu, presque choquant, que prennent les visages de femmes aujourd’hui, quand ils sont sans aucun maquillage. »

Nannie, innocente victime

Après Aristide, c’est au tour de Nannie, la fidèle gouvernante, de passer l’arme à gauche. Après avoir bu le chocolat destiné à Joséphine (celui-ci s’avère concentré en digitaline), Nannie s’effondre !

La maison biscornue », en bref

Chez Aristide Leonidès, chaque membre de la famille semble être un suspect potentiel. Evidemment, ce serait très pratique si Brenda avouait le meurtre... Oui, mais Brenda n’avoue pas, bien au contraire. Elle crie, haut et fort, son innocence. Chez Aristide, chacun possède sa salle de bain. Dans certaines, on trouve des cosmétiques (c’est le cas de celle de Brenda), dans d’autres pas (c’est le cas chez Clemency)... Les veuves, parées de noir, usent de cosmétiques non waterproof (c’est un beau carnage au niveau du visage !), les actrices cachent leur visage derrière des maquillages de façade, les petites filles se font assommer avec des blocs de marbre. Attention, danger, l’assassin rôde toujours !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour cette illustration qui est loin d'être... biscornue !

Bibliographie

1 Christie A. La maison biscornue, Librairie des Champs-Elysées, 188 pages

2 Andrade OA, Zafar Gondal A. Physostigmine. 2020 May 25. In: StatPearls [Internet]. Treasure Island (FL): StatPearls Publishing; 2021 Jan–. PMID: 31424845.

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