Nos regards
Bouffées proustiennes au pays du soleil levant !

> 05 décembre 2021

Bouffées proustiennes au pays du soleil levant !

Tout feu, tout flamme, c’est ainsi que devait être Amélie Nothomb, lorsqu’une chaîne de télévision lui a proposé de revenir au Japon après de longues années d’absence.1 Une idée géniale, retrouver Nishio-san et le bonheur d’une lessive partagée, retrouver la maison de son enfance, le petit lac vert où l’on a appris à nager, retrouver jusqu’au jeune fiancé trop parfait que l’on a fui un beau matin... tout cela sous l’œil avide d’une caméra qui guette le premier sourire, la première larme, la réaction involontaire susceptible de vous trahir mieux que des mots. Après l’enthousiasme à l’évocation de ce projet, la peur, la panique, même. Effet soufflé garanti. Je gonfle, je gonfle, comme si une levure secrète me faisait grimper à une échelle dont les barreaux sont forgés de tous les bons moments du passé... Puis le jour J. Je retombe lourdement sur le sol... L’« enfançonne » Amélie aurait bien envie de bouder dans son coin : « J’veux pas y aller »... « Partez sans moi » ! La levure chimique des souvenirs a des limites qu’aucun cuisinier, même le plus étoilé, ne peut outrepasser. Oui, mais voilà l’enfançonne a désormais 44 ans et à cet-âge-là, on ne boude plus... Messieurs, Mesdames. Et, politesse oblige, l’engagement étant pris et bien pris, Amélie se retrouve dans un avion, le 27 mars 2012, son bonsaï cinéphile confié aux bons soins d’une voisine. Tel un pneumatique dégonflé remis en forme à l’aide de rustines habilement posées, Amélie est prête à donner le change...

La maison de son enfance... disparue

Finie. Disparue. En lieu et place, des « résidences prétentieuses »... Mais tout de même, une femme de ménage qui étend du linge sur des cordes tendues. Et une image fulgurante, celle d’une petite fille sapophage, qui suce un mouchoir tout juste sorti de la machine à laver. Joie de retrouver les sensations savonneuses enfouies dans les strates poussiéreuses d’un cerveau passé à la machine des sensations perdues. Le linge et l’écriture, les passions d'Amélie. « L’unique continuité de mon quotidien à part l’écriture, c’est le linge, au point que je me fâche si quelqu’un s’en charge à ma place. »

Le caniveau... toujours là

Le caniveau est toujours là... Ce ruisseau qui emporte les poissons et les bateaux de l’enfance à l’égout a résisté au temps. Souvenir joyeux - étonnement joyeux - d’un père englouti, un jour, par un flux impérieux. Un diplomate confondu avec un égoutier par une petite fille qui revient tranquillement chez elle et ne souffle mot à personne de cette aventure. Papa a dit de ne pas se tracasser. On ne se tracassera pas !

Fukushima, un salon de coiffure toujours là, lui aussi

L’accident nucléaire de Fukushima a laissé derrière lui un paysage d’Apocalypse. « Un salon de coiffure décapité suggère que l’on veillait à avoir bonne apparence. » Amélie, toujours sensible aux capillaires d’exception, aux shampooings mousseux à base de bois précieux, aux massages voluptueux, remarque tout de suite les vestiges de cet endroit où l’on venait se faire beau. De quoi pleurer, tout de bon.

La nostalgie heureuse ou la nostalgie malheureuse ?

Nostalgic ou natsukashii... plus nostalgic (nostalgie triste) que natsukaskii (nostalgie heureuse), les souvenirs d’Amélie. La voix tremble un peu... le regard se brouille, difficile de revenir sur les terres de son enfance, des terres magnifiées par une longue absence, sans un petit pincement au cœur. Et d’évoquer Proust avec une traductrice érudite.

Proust, l’auteur nippon qui s’ignore

La madeleine... natsukashii, une nostalgie heureuse pour un auteur qui se plait à regarder dans le rétroviseur et se souvient, avec plaisir, de tous les moments de douceur partagés en famille. Est-elle toujours heureuse la nostalgie proustienne ? Non, pas sûr. Petit questionnaire cosmétique pour s’en assurer :

+ nostalgie triste lorsque l’on débouche, sous ses narines, un flacon de vétiver, fut-il de chez le prestigieux parfumeur Guerlain !  Le jour de son arrivée à Balbec, « dans la chambre trop haute qui sentait le vétiver », l’angoisse saisit Marcel. Les premières nuits dans des chambres inconnues - aussi belles soient-elles - ont toujours été sources, pour lui, d’une angoisse insurmontable, aussi « pénible que celle » ressentie « à Combray quand » sa « mère ne venait pas » lui « dire bonsoir. » (Le côté de Guermantes).

+ nostalgie triste au moment où l’on croise la belle Odette, transformée en une « rose stérilisée ». De la jeune fille en fleur, il ne reste plus que quelques pétales fanés avec lesquels un fleuriste habile, aidé d’un chirurgien de médecine esthétique (et de quelques injections de paraffine) et d’un marchand de cosmétiques tente, tant bien que mal, de reconstituer un bouquet enchanteur (La recherche du temps perdu).

+ nostalgie heureuse lorsque Marcel se remémore, olfactivement parlant, une actrice célèbre, La Berma, une excentrique qui usait d’« océans de parfums pour laver ses chiennes. » (Le côté de Guermantes).

+ nostalgie heureuse avec l’évocation d’une mère un peu vieux-jeu qui s’offusque d’un rouge à lèvres, un peu trop agressif, à la bouche d’une nièce, un peu trop mauvais genre. « [...] ma mère pendant trois ans ne distingua pas plus le fard qu’une de ses nièces se mettait aux lèvres que s’il eût été invisiblement dissous dans un liquide ; jusqu’au jour où une parcelle supplémentaire, ou bien quelque autre cause amena le phénomène appelé sursaturation ; tout le fard non aperçu cristallisa et ma mère devant cette débauche soudaine de couleurs déclara comme on eût fait à Combray que c’était une honte et cessa presque toute relation avec sa nièce. » (A l’ombre des jeunes filles en fleur)

+ nostalgie savonnière heureuse pour un Marcel Proust sapophile, qui aime à rappeler que lorsque l’on est heureux on se frotte les mains « comme si on se savonnait ». « J’avais ressenti du plaisir [...] rien qu’à sentir pour la première fois depuis si longtemps, en me lavant les mains, cette odeur spéciale des savons trop parfumés du Grand-Hôtel - laquelle - semblant appartenir à la fois au moment présent et au séjour passé, flottait entre eux comme le charme réel d’une vie particulière où l’on ne rentre que pour changer de cravate. » (Sodome et Gomorrhe)

+ nostalgie parfumière heureuse pour l’auteur qui se souvient de la jalousie éprouvée par Françoise, la fidèle servante, à l’égard de l’étrangère, de celle qui est de trop, d’Albertine. Un simple parfum et voilà Marcel replongé dans l’ambiance d’antan. « Je suis été aussi vite que j’ai pu mais elle ne voulait pas venir à cause qu’elle ne se trouvait pas assez coiffée. Si elle n’est pas restée une heure d’horloge à se pommader, elle n’est pas restée cinq minutes. Ca va être une vraie parfumerie ici. » (Sodome et Gomorrhe)

La nostalgie heureuse, en bref

Le Japon d’Amélie Nothomb n’est jamais aussi beau qu’au fond de ses yeux. Etait-il vraiment nécessaire de faire ce voyage épuisant ? Non, sans doute pas. A Tokyo, Amélie se prend pour « une aspirine effervescente qui se dissout » dans une ville où elle vient d’échouer, après toute une série de rencontres plus émouvantes les unes que les autres. L’excitation des retrouvailles est retombée. Seule subsiste la fatigue, une fatigue immense. AN rentre maison ! Et la tour Eiffel de saluer cette bonne nouvelle, et Amélie de retrouver son punch habituel. Dans le combat Amélie-Marcel, Amélie a décroché le pompon. Si pour Marcel la nostalgie se répartit pour 1/3 en triste et 2/3 en heureuse, chez Amélie, la nostalgie aurait plutôt tendance à être 2/3 triste et 1/3 heureuse. Quelques gouttes de joie dans une mer de tristesse. En cas de blues, ne pas hésiter à prendre 3 à 5 granules de « Sapo Japonica » 30 CH, plusieurs fois par jour, au moment des crises, afin de laver les miasmes douloureux et de retrouver la pureté d’antan.

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour cette rencontre au sommet entre Proust et Nothomb !

Bibliographie

1 Nothomb A., La nostalgie heureuse, 2013, 149 pages

Retour aux regards