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Big Brother, un lavage de cerveau avec un savon gréseux !

> 13 septembre 2020

Big Brother, un lavage de cerveau avec un savon gréseux !

Les « yeux noirs pénétrants » de Big Brother, le chef du parti de l’Angsoc, couvrent l’ensemble du vaste territoire de l’Océania.1 Tout ennemi du régime est « vaporisé » ; sa disparition passe alors souvent inaperçue. Il est pourtant tentant de se rebeller contre un régime qui maintient l’état de guerre avec maestria, qui falsifie toutes les statistiques, qui réécrit l’histoire au fur et à mesure des évènements et qui interdit les cosmétiques. Les habitations sentent le chou cuit... ce qui n’a rien de très agréable. L’eau qui coule des robinets est obstinément froide. Georges Orwell nous met en relation dans son roman d’anticipation 1984 avec Winston Smith, un rebelle, qui décide de commencer son journal le 4 avril 1984. Deux rencontres l’obsèdent alors, celle d’une jeune femme brune et inquiétante qui pourrait bien être un agent de la Police de la Pensée et un membre éminent du Parti, un certain O’Brien, homme grand et corpulent avec qui l’on sent qu’il doit être possible d’établir des relations amicales. Peur et attirance constituent les maîtres-mots des premières lignes de ce journal.

Un mot sur l’organisation du système d'oppression

Au sommet de la pyramide, c’est Big Brother. Ce chef suprême (existe-t-il d’ailleurs vraiment ?) est secondé par un « cerveau », celui des membres du Parti intérieur qui représentent un peu moins de 25 % de la population générale. Les « mains » qui permettent la mise en pratique des idées émanant du « cerveau » sont celles d’un petit nombre de fonctionnaires du Parti extérieur. Enfin, tout en bas de l’échelle, les prolétaires (environ 85 % de la population) assurent les tâches nécessaires à la survie.

Winston Smith, un héros mal rasé

En « combinaison bleue, uniforme du parti », Winston vit sous la surveillance permanente de Big Brother, l’homme fort du régime qui s’affiche sur les murs et se glisse dans les appartements et dans les maisons pour partager l’intimité des habitants de l’Océania. La vie est triste à Londres en 1984 ; il y a pénurie de lames de rasoir et de cosmétiques. Winston est un honnête fonctionnaire qui travaille au « Commissariat aux archives ». Son travail consiste à corriger le passé pour ne pas faire mentir le présent. Il s’acquitte fort bien de cette tâche, même si la pratique de la « doublepensée » n’est pas complètement automatique chez lui. Une once de sens critique est toujours présente. Winston est blond ; sa peau est « durcie par le savon grossier » et par les « lames de rasoir émoussées ». En ouvrant un cahier qui va devenir son journal intime, Winston enfreint la loi. C’est avec un porte-plume, vestige du passé, que Winston se lance dans son travail d’introspection. Des taches d’encre sur ses doigts pourraient le trahir. Heureusement, le savon que l’on trouve alors dans le commerce est un « savon, brun foncé, granuleux », un « savon gréseux », dur comme de la pierre, qui râpe la peau, « comme du papier émeri ». Winston a été marié à Catherine, une fondue de l’Angsoc. Une incompatibilité d’humeur a conduit les époux à la rupture. Depuis Winston vit seul, avec pour seul compagnon le télécran fixé au mur de son séjour ; celui-ci rythme ses journées à coup de séances de gymnastique obligatoires et de slogans à la gloire du parti. En se mettant à l’écriture, Winston se remémore son enfance et la première entorse à son mariage, une relation avec une vieille prostituée au visage plâtré d’une épaisse couche de fard, dans une « odeur composée de punaises, de vêtements sales, de mauvais parfums à bon marché. » « [...] les femmes du parti ne se servaient jamais de parfum et on ne pouvait les imaginer parfumées. Seuls, les prolétaires se servaient de parfums. » Julia, la jeune fille brune et inquiétante rencontrée au travail, va venir éclairer une vie jusque-là en noir et blanc et constituer une excellente thérapie contre la dépression et l’ulcère variqueux (celui qui faisait souffrir Winston, au mollet). Grâce à M. Charrington, un brocanteur bienveillant qui vend toutes sortes d’objets du passé délicieusement transgressifs, Winston et Julia vont pouvoir se rencontrer dans une petite chambre dotée d’un lit bourré de punaises... mais apparemment dénuée d’écrans et de micros. Contre les punaises, Julia saupoudre, sans réel succès, du « poivre acheté au marché noir ». Après l’amour, la rébellion... Winston décide d’entrer dans l’opposition au régime oppresseur ; contact est pris avec O’Brien, un membre semble-t-il influent d’un réseau de résistance. Le chef de file est un certain Emmanuel Goldstein, qui a publié, sous le manteau, un ouvrage démontrant les aberrations du système. En pénétrant chez M. Charrington, Winston a signé son arrêt de mort ; en ayant une relation avec Julia et en se confiant à elle (il lui avoue entre autres sa peur panique vis-à-vis des rats) Winston livre les armes qui serviront à le torturer... Effectivement, le temps du bonheur est court. Winston est interné. Il est rasé et tondu, puis torturé durant un temps qui semble interminable, des années peut-être ? Son corps devient gris, « d’une poussière ancienne qui ne pouvait se laver ». Une « crasse malpropre » qui le fait puer « comme un porc » recouvre toute sa peau. Son ulcère variqueux le fait à nouveau souffrir. Son visage est couturé de cicatrices. O’Brien est un tortionnaire hors-pair. Après avoir broyé le corps de Winston (perte de 25 kg, perte des dents...), reste l’âme à malaxer. Winston ne sera tué d’une balle dans la nuque que lorsqu’il aura renié tout ce qu’il a aimé et lorsqu’il aimera Big Brother de tout son cœur. Une rééducation commence donc ; Winston a désormais la possibilité de se laver (il est satisfait d’être « propre de la tête aux pieds »), de changer de vêtements ; son ulcère variqueux est traité (« On avait pansé son ulcère avec une pommade calmante. ») ; un dentier lui permet de s’alimenter avec une nourriture qui semble correcte. Reste à entrer dans la salle 101, là où tout se joue. Chaque individu est mis au pied du mur, face à ce qui le terrifie le plus - dans le cas de Winston les rats - afin de rentrer dans le moule du Parti pour n’en plus sortir. Après avoir renié Julia, Winston est prêt à être réinjecté dans la « vie normale » et à être tué, un jour ou l’autre. La vie reprend donc, avec des habitudes nouvelles et des stations prolongées au café du Châtaignier, devant un « verre de gin de la Victoire », avec de la « saccharine parfumée au clou de girofle, spécialité du café ».

Julia, une héroïne mal parfumée

Bien que membre de la Ligue anti-Sexe des Juniors, Julia ne va pas dire non aux avances de Winston. Cette jeune fille de 26 ans, qui semble bien sous tous rapports aux yeux de Big Brother et qui travaille assidument au « Commissariat aux romans », s’adonne pourtant au marché noir et remplace le chocolat du commun des mortels, un chocolat qui a le « goût de la fumée d’un feu de détritus », par un chocolat délicieux au goût d’autrefois. Julia partage également avec Winston du sucre, du vrai, pas la saccharine que l’on trouve dans le commerce, du pain, de la confiture, du café, au « parfum riche et chaud »... une odeur tellement puissante qu’elle pourrait bien vous trahir ! Julia vit dans un foyer avec une trentaine d’autres femmes et cela ne la comble pas. « Toujours dans l’odeur des femmes ! » Lorsque Julia et Winston se retrouvent dans leur petite chambre rien qu’à eux, Julia n’hésite pas à trahir le parti en se fardant le visage de manière subversive. Elle a acheté « un assortiment complet de produits de beauté » et peint « ses lèvres d‘un rouge foncé ». Un fard à joue fait « ressortir la beauté de sa pommette ». Ses yeux sont également fardés et « son nez poudré ». Son maquillage n’est pas très habile, mais le résultat est réussi, tout au moins aux yeux de Winston. « Avec seulement quelques touches de couleur où il fallait, elle était devenue, non seulement beaucoup plus jolie, mais, surtout, beaucoup plus féminine. » Julia sent la « violette synthétique », comme la vieille prostituée autrefois rencontrée. Lors de chaque rencontre, il faut veiller à se séparer avant le couvre-feu. Le fard à joue a coulé sur le visage de Winston et taché le traversin. Il s’agit de se démaquiller afin de ne conserver aucune trace de ce comportement condamnable. « Quel ennui ! J’enlèverai ensuite de ton visage le rouge à lèvres. »

M. et Mme Parsons, des parents mal aimés

 

Mme Parsons, voisine de palier de Winston, a une trentaine d’années ; elle vit dans un appartement qui sent le chou cuit et la sueur, la « sueur d’une personne pour le moment absente ». Cette personne absente n’est autre que M. Parsons ; celui-ci est porteur d’une « accablante odeur de sueur ». « Son pouvoir de transpiration est extraordinaire ». M. et Mme Parsons sont les heureux parents d’un garçon de 9 ans et d’une fille de 7 ans. Ces deux charmants enfants sont parfaitement embrigadés par le parti et n’hésiteront pas à dénoncer leurs parents en temps voulu.

Syme, un collègue mal inspiré

Syme est l’un des camarades de Winston. Ce « spécialiste en novlangue » participe à la préparation de la 11e édition du dictionnaire novlangue. Cette nouvelle langue est composée d’un nombre réduit de mots ; les préfixes et les suffixes se multiplient, afin de diminuer au maximum le vocabulaire à disposition. Cette disette de termes est au diapason de la pénurie générale d’aliments et de cosmétiques qui règne dans le pays. Winston rencontre Syme, très régulièrement, à la cantine, une pièce où règne une « odeur composite et aigre de mauvais gin, de mauvais café, de ragoût métallique et de vêtements sales ». « L’egovie » qui peut se traduire aussi bien par individualisme qu’excentricité est une attitude qui conduit tout droit à la mort. Mieux vaut ne pas connaître cette expression. Aux dires de Winston, Syme est trop intelligent pour faire de vieux os...

M. Charrington, un brocanteur mal intentionné

Le vieux brocanteur à cheveux blancs qui a entraîné Winston dans la spirale de la résistance est en réalité un homme d’environ 35 ans appartenant à la Police de la Pensée. Sa fonction : tendre des pièges aux nostalgiques d’un passé révolu via des objets délibérément vintage. Le tableau placé au-dessus du lit de Winston et Julia n’était rien moins qu’un télécran déguisé. Ce brave M. Charrington est donc bien loin d’être ce qu’il paraît être…

1984, en résumé

Ce livre de Georges Orwell est tout simplement terrifiant et pas seulement parce que Big Brother interdit les cosmétiques en général et ne tolère qu’un savon de très piètre qualité pour se laver. Ce livre est terrifiant car il montre qu’un très petit nombre d’individus est capable de nous persuader que 2 et 2 font 5 et que vivre continuellement dans une odeur de chou cuit constitue le paradis. Nous nous arrêtons là, par prudence, car pour rédiger ce Regard nous avons éteint nos télécrans plus de 20 minutes et cela pourrait paraître suspect !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien... pas de novlangue mais une vision de la société décrite par Orwell !

Bibliographie

1 Orwell G. 1984, Folioplus classiques, 2015, 479 pages

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