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Bérénice, la femme qui ne savait pas se maquiller !

> 03 novembre 2019

Bérénice, la femme qui ne savait pas se maquiller !

Le roman Aurélien de Louis Aragon est un roman éminemment cosmétique ;1 les femmes s’y « refont le visage » (traduire par « réajustent leur maquillage à l’aide d’une bonne dose de poudre de riz ») ; elles passent leur temps chez le coiffeur, le masseur, utilisent des tonnes de produits cosmétiques qui leur mettent aux joues « des couleurs merveilleusement artificielles et délicates ». Sous un certain éclairage - celui des dancings - les décolletés apparaissent « pêche ou laiteux, ou chair de brioche, ou mousse de champagne... » Les yeux sont fardés de bleu ou bien d’un « triple trait bleu-noir », les cheveux teints au henné ou « couleur d’iode ». Les pharmaciens vendent des « poudres, des pâtes, des vernis à ongles de tous acabits », un vrai bazar ! Les étudiants en pharmacie ressemblent à des coiffeurs... A la piscine, on fait la connaissance de Riquet, un jeune ouvrier « aux cheveux blonds encore enduits de brillantine » et au bras tatoué d’une rose des vents bleu et rose. L’oncle Ambérieux, qui en réalité n’est pas l’oncle d’Aurélien, mais qui est considéré comme tel, met en scène des cosmétiques, lorsqu’il peint des natures mortes. Ainsi, le tableau intitulé La fenêtre de Pierrette représente « un appui de fenêtre », encombré de « flacons », de « fards en désordre », de « boîte à poudre ouverte ». Un coquillage est posé là pour appeler au voyage la femme « un peu superficielle » qui règne sur cet « intérieur bourgeois ».

Disons-le d’emblée, l’histoire entre Aurélien Leurtillois et Bérénice Morel n’est pas un conte de fées. Cela commence assez mal (« La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide ») et cela finit très mal. Bérénice est une femme intrigante, pleine de charme, une blonde, aux cheveux coupés court, avec une frange. Ses yeux, d’une noirceur étrange, des « yeux volés », la font ressembler à une biche. Sa voix de « contralto chaude » ne s’oublie pas. Bérénice, l’épouse d’un pharmacien de province, falot, venue passer quelque temps à Paris chez son cousin Edmond Barbentane, pour d’obscures raisons, se retrouve au centre d’une conspiration qui vise à la jeter dans les bras d’Aurélien, un homme aux sourcils épais et bruns qui se rejoignent et à la peau « inégale et marquée ». Aurélien et Edmond sont d’anciens compagnons d’armes qui ont vécu la Première Guerre mondiale au coude à coude. Edmond connaît le goût immodéré d’Aurélien pour les femmes et sait qu’une aventure avec lui ne porte pas à conséquence... Enfin, c’est ce qu’il croit ! Aurélien qui a mis au point une classification des femmes rencontrées dans la rue - « les impossibles, les excitantes, les aimables, les folies », « les femmes qu’on déshabille, et celles qu’il vaut mieux ne pas déshabiller » - a bien du mal à coller une étiquette sur une Bérénice résolument inclassable. Un « léger parfum de foin coupé » émane de toute sa personne, y compris de sa chevelure. Ce parfum ensorcelant ne quitte plus celui qui l’a respiré. Aurélien en fait l’expérience. Quel que soit le lieu où il se trouve, son odorat est hanté par la coumarine qui entre dans la composition parfumante de celle qui ne lui laisse plus de répit.2 « Et comme cette statue de Condillac qui n’ayant encore de sens que l’odorat était tout entière odeur de rose, lui, qui ne sent point les frites, est odeur de foin coupé, et rien d’autre [...] » Bérénice envahit « son chez lui » de manière insidieuse. Bérénice n’est pas très experte en maquillage ; elle aime se maquiller les lèvres, les « faire saigner à neuf ».

Ici, les couples se croisent et s’entremêlent. Avant d’épouser Blanchette Quesnel, Edmond, un bellâtre « tanné du soleil d’août » toute l’année, « les cheveux gominés », a été l’amant de la belle Carlotta, la maîtresse de son futur beau-père, le « magnat des taxis ». Vous suivez ? Une fois Blanchette casée, Beau-papa Quesnel épouse Carlotta, la laissée pour compte. Blanchette est amoureuse d’Aurélien, mais l’inverse n’est pas vrai. Blanchette est trompée par Edmond et cela, Blanchette, le sait trop bien. A force d’être trompée, Blanchette décide de se venger et de divorcer, pour épouser un employé de son mari, Adrien Arnaud, qui, fort de la confiance de son patron, va lui révéler les petits tripatouillages peu délicats réalisés dans son dos. Aurélien est amoureux de Bérénice et vice versa. Pourtant, Bérénice ne souhaite pas aller plus loin. Tant qu’à tromper son mari, et avant de revenir toute penaude au foyer conjugal, Bérénice fait son choix pour un obscur comparse du roman, un certain Paul Denis, pianiste à ses heures.

Outre ces personnages principaux, il y en a quelques autres qui témoignent de la vie mondaine d’Aurélien et d’Edmond.

Il y a Mary Perseval, « veuve d’un auteur dramatique » qui a commis des œuvres aux titres dramatiques : « Fais risette à bébé », « Nini, baisse ta jupe » ou « Une pantoufle, et un coeur ». Ses cheveux sont passés au henné (« chevelure de feu sombre »), ses jambes sont splendides, ses bras et ses seins volumineux. Son teint est très pâle (c’est une « dame poudrée ») et sa bouche savamment fardée de rouge. Mary se déplace dans un sillage parfumé ; sa fragrance est la même depuis des années. Bien que peu farouche, elle n’en révèle « l’identité » à personne, par pudeur. « Le parfum d’une femme, c’est son secret. Le dévoiler, c’est se déshabiller devant le premier venu... »

Il y a Rose Melrose, une actrice « blonde cendrée », fardée de façon à paraître très pâle, la « chair macérée de laits ». Tout le monde s’ébaudit devant le « miracle de jeunesse de ce visage merveilleusement malaxé de poudres et de crèmes. » Son mari, le docteur Decoeur, s’est voué tout entier à la préservation de la beauté de son épouse. « Il veille sur son corps, son visage, sa gloire et sa jeunesse... Il lui fabrique des laits, des crèmes... » Petit à petit, le docteur est devenu un spécialiste de la beauté féminine. Rose est la « preuve de son savoir-faire ». « [...] j’ai glissé dans cette spécialité peu recommandable, pas très scientifique... soins de beauté, massages, régimes pour rester jeune et belle. » Le métier d’actrice ne permettant pas à Rose de vivre sur un pied suffisamment élevé, le Docteur a eu la bonne idée de se lancer dans la commercialisation de produits cosmétiques. Ces produits sont fabriqués par un « chimiste arménien », dans le salon d’une aristocrate russe en exil. Le travail est artisanal. Les « mortiers à poudre et les éprouvettes » traînent sur les différents meubles du salon. L’une des crèmes en question est un masque qui est « comme de la merde pour la couleur et l’odeur » Une fois posé sur la peau, il « brûle » comme du feu. Il faut donc rapidement rincer son épiderme avec une préparation mise également au point par le docteur si l’on ne veut pas finir à l’hôpital. Si l’odeur et la couleur de ce produit ne sont guère tentants, le résultat obtenu, en revanche, est bluffant. On en sort rajeunie de 15 ans pour une durée de 12 heures ! La photo de Rose apposée sur l’emballage atteste de l’efficacité du masque anti-âge. Voyant le potentiel qu’il peut tirer de cette affaire, Edmond décide d’investir dans ce commerce juteux ce qui permettra rapidement de passer au stade industriel avec un vrai laboratoire et un service marketing au top. Au fil du temps, l’entreprise prend de l’ampleur. En plus des cosmétiques, il est possible de faire appel à des « services à domicile ». On peut, par exemple, faire venir chez soi, « la manucure de Rose Melrose », « le pédicure chinois de Rose Melrose », le « masseur circassien de Rose Melrose »... Manure, pédicure, masseur, utilisent, comme de bien entendu, les cosmétiques de marque « Rose Melrose ». L’idée de créer des parfums fait également son chemin. Le parfum de Rose est immuablement le même. Il lui assure sa « continuité à travers les années ». Afin de permettre aux fans de la star de lui ressembler, il est bientôt possible de commander les parfums de la gamme de luxe « Les jardins de Saadi », à base de roses. Les budgets plus serrés se tourneront vers la gamme Marie-Rose, « bon-marché, au poids ». « Rose. C’est une étiquette, la réclame. » Elle fait vendre, il n’y a pas à discuter. Il est question, un temps, d’intéresser Lucien Morel à l’affaire. « Tu penses comme c’est précieux un pharmacien. » Dans l’institut Rose Melrose, appelé « La clinique », on peut être accueilli par mademoiselle Zoé Agathopoulos, en tenue d’infirmière. « Elle avait l’air d’un catalogue de produits de l’institut : le bleu des paupières, la teinture des sourcils, la poudre ocre, l’incarnat des ongles », tout son être est à la gloire de son employeur. Gare au jour où Zoé développe « un furoncle sur la joue, vous parlez d’une réclame pour un institut de beauté ! » L’institut finira dans les mains du Docteur Perlmüter et la crème Rose Melrose sera alors exportée en Europe centrale et aux Etats-Unis.

Il y a Madame Barbentane mère, « un pruneau qui se ratatine », 50 ans au compteur, mais 60 ans à l’appréciation. « [...] un tas de rides déjà, et surtout l’absence totale de poudre, de rouge aux lèvres [...] », une femme triste qui porte le deuil... des cosmétiques.

Il y a Marthe Ambérieux, une ancienne danseuse sur le retour… vraiment sur le retour. « Aucun artifice » ne vient « adoucir » ses traits. « Ni fard, ni poudre, pour masquer le désastre de cette peau blonde. » Un « coup maladroit de rouge » sur les lèvres est la seule concession faite à l’univers des produits de beauté.

Il y a Lucien Morel, un jeune pharmacien à peau grasse, qui tente de limiter l’effet luisant avec une poudre « un peu trop blanche ».

Il y a un galeriste, Monsieur Marco Polo, « gros, parfumé, avec un pli sous les reins [...] » et « une moustache rasée » qui « faisait un petit avion sous le nez ».

Il ne faut pas oublier de rappeler toutes les étapes de la toilette minutieuse réalisée par Aurélien. « Aurélien suivant une vieille routine, se lavait les dents avec acharnement, en commençant par celles du haut. Puis la pâte dentifrice en équilibre sur la brosse, il allait jeter un coup d’œil à la baignoire », qui se remplissait laborieusement. Comme produit d’hygiène, Aurélien utilise « un gros savon en boule noire » qu’il fait venir de Londres. Une fois la baignoire remplie, il ne reste plus qu’à se laver, « carré de peau » par carré de peau, avec la même vigueur que celle qui serait mise pour astiquer un « plancher » ou une « chaussure ». Tout commence avec un nettoyage au gant de crin qui permet d’éliminer le plus gros. C’est ensuite le tour du savon qui est employé en massage ; les zones cornées sont traitées à coup de pierre de ponce ; enfin, la brosse qui va dans les moindres recoins « entre dans les pores » sans frapper. Le protocole est immuable et peut se prolonger des heures, c’est-à-dire « bien au-delà de la raison, laissant la peau rouge. » Toutefois, lorsque cela ne va pas, lorsqu’Aurélien est loin de Bérénice, il sombre dans la dépression et dans la saleté. Plus question de se laver, plus question de se raser. « [...] c’était mal à lui, de ne plus être rasé, c’est-à-dire de ne pas l’attendre, d’avoir désespéré d’elle [...] » « Jamais il ne laisserait plus passer un jour sans se raser à cause d’elle. »

Il est encore question d’un drôle de cadeau fait par Bérénice à Aurélien, un masque mortuaire, réalisé de son vivant ! Ce moulage a été fait avec un masque de plâtre.

Lorsqu’Aragon ne parle pas cosmétiques, il s’intéresse à la dermatologie. Aurélien, lorsqu’il souffre par Bérénice, ressemble au blessé qui « s’arrache la croûte d’une plaie ».

Ce conte qui manque cruellement de fées s’achève dans le sang, lors de la débâcle. Aurélien, qui s’est marié avec une certaine Georgette, est à nouveau sous les drapeaux et se retrouve par hasard dans la ville où vivent Lucien et Bérénice Morel. Vingt ans après l’avoir aimé, Aurélien découvre une Bérénice « brûlée au soleil », coiffée à l’auréole, mettant « beaucoup plus de rouge à lèvres qu’autrefois ». Le beau souvenir de Bérénice, qui a hanté Aurélien, s’évanouit au contact d’une femme qui ne sait pas choisir son fard à paupières. « Peut-être étaient-elles poudrées d’un ocre jurant avec le teint [...] ». Décidément, chez Aragon, tout nous ramène aux cosmétiques !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, qui pense aussi qu'Aragon était fou de cosmétiques... comme nous...

Bibliographie

1 Aragon L. Aurélien, Le livre de Poche, Gallimard, 1970, 704 Pages

2 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/la-coumarine-ou-comment-chercher-un-parfum-dans-une-botte-de-foin-938/

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