> 30 octobre 2022
En 1844, Sophie Duval, une charmante vieille dame, « aux yeux bleu vif », âgée de 80 ans, habitant dans la Sarthe, décide de se lancer dans la rédaction de ses mémoires. Habituée à écrire une fois par semaine à Zoé-Suzanne Rosiau, sa fille chérie, voilà notre alerte octogénaire partie pour 4 mois d’écriture intensive. Un voyage dans le temps, qui va lui faire revivre les grands moments de la révolution et sonder les abysses d’une fratrie souffleuse de verre.1
Lors d’un dîner mondain, Zoé a rencontré un certain Louis-Mathurin Busson, qui se dit le fils de Robert-Mathurin Busson du Maurier. Venant d’Angleterre, le personnage, qui semble être issu d’une noble famille d’émigrés, ressemble trait pour trait à Robert, le frère aîné de Sophie Duval. Un frère aîné parti, il y a fort longtemps, tenter de faire fortune au-delà de la Manche. Des cheveux blonds, des yeux bleus... Ce Louis-Mathurin présente de nombreuses analogies avec le fameux Robert.
Un neveu qui réapparaît comme par magie... on peut comprendre la volonté de coucher sur le papier une histoire rocambolesque à plaisir. L’histoire de souffleurs de verre qui, au XVIIIe siècle, insufflent « la vie à des objets » et se mettent également à vouloir souffler dans le vent de l’histoire. Lorsque ses frères Robert et Michel se découvrent une âme révolutionnaire, Sophie s’insurge : « Au lieu de souffler le verre, vous allez souffler des rumeurs dans le pays. »
C’est le 18 septembre 1844 que Magdaleine Labbé épouse Mathurin Busson, un maître-verrier déjà doté d’une belle réputation. En entrant dans l’univers des souffleurs de verre, Magdaleine a le sentiment de débarquer au « milieu des Indiens », même si les hommes en question ne sont « pas peinturlurés comme des Peaux-Rouges ». Pas de plumes, pas de vêtements en cuir... mais un uniforme d’une grande sobriété. Tous les hommes arborent, en effet, des « manteaux, culottes et chapeaux plats » du plus beau noir. Tous ces noirs corbeaux qui semblent appartenir à une « secte religieuse » sont, on l’apprendra assez vite, membres de loges maçonniques. En épousant Mathurin, Magdaleine découvre l’enfer des fourneaux et « l’odeur douce-amère du bois noirci et des cendres ».
La belle et grande Magdaleine (elle mesure au moins 1 mètre 75) (« Elle coiffait ses cheveux blonds en hauteur, ce qui la grandissait encore, et elle garda cette coiffure toute sa vie. ») est une maîtresse-femme. Jolie, intelligente, douée d’un grand sens pratique, ses ambitions débordent largement du domaine alors réservé aux femmes. Secondant efficacement son époux, Magdaleine s’occupe des écritures, des clients pendant que Mathurin crée des « instruments » à destination des apothicaires, des « chimistes » et des « astronomes ». Et puis, il y a cette demande de belles dames de la cour qui réclament à cor et à cris des « bouteilles et des flacons d’un modèle original », afin de pouvoir stocker leurs cosmétiques de manière esthétique. La Pompadour, la ministre de la mode du roi Louis XV, fait déferler une vague de luxe sur le château de Versailles ; chaque femme se doit de posséder tout un arsenal de flacons plus finement ciselés les uns que les autres. Mathurin abandonne donc la conception d’objets de laboratoire, afin de se consacrer pleinement et entièrement aux tables de toilette des femmes de la « haute aristocratie ».
Une idée fulgurante... Mathurin considère sa tendre et douce épouse sous un nouvel angle. A partir de ce modèle, il dessine les contours de la silhouette et crie « Euréka » ! J’ai trouvé le flacon qui va faire fureur à Versailles et dans toutes les cours d’Europe. « D’abord la tête, puis les épaules carrées - si rares chez une femme -, les hanches minces, le long corps droit. » Magdaleine a tout d’un flacon ! Peut-être pas très flatteur... mais très original. Mathurin jubile : « Eh bien ! dit-il, je croyais avoir travaillé d’après une formule mathématique, alors qu’en fait, ma source d’inspiration c’était toi. » Le flacon qui naît ainsi est destiné aux « parfumeurs parisiens », qui n’ont plus qu’à le remplir d’une « eau de toilette », appelée « parfum de la Reyne d’Hongrie » (sic), en l’honneur d’Elizabeth de Hongrie. A la fois eau de senteur et cosmétique anti-âge, cette solution était, semble-t-il, à l’origine de la longévité de la beauté de la célèbre reine.
Entre le contenu (eau de la reine de Hongrie) et le contenant (un flacon bâti sur les contours de la silhouette de Magdaleine)... de grandes affinités. Une solution qui rend belle, une femme belle et épanouie. De là à surnommer Magdaleine la « reyne d’Hongrie », il n’y a qu’un pas que les ouvriers de la verrerie auront vite franchi.
Bien des années plus tard, et alors que la folie révolutionnaire aura fait tourner et tomber bien des têtes, Michel, le frère de Magdaleine, refera l’histoire à sa façon : « [...] tout Paris savait que l’odeur émanant des cadavres des dames dont la tête venait de rouler dans le panier n’était autre que celle de la célèbre eau de toilette distillée par la patronne de la verrerie, 40 ans plus tôt, et mise en bouteille par ses jolies mains à l’intention des beautés de Versailles ». Où comment prendre des libertés avec la vérité vraie.
Dans la Sarthe, au XVIIIe siècle, de nombreux châtelains possèdent une verrerie. Magdaleine se lie ainsi avec la marquise de Cherbon. Les deux jeunes femmes passent de longs moments ensemble. Et Sophie se souvient du parfum de la belle dame qui la prenait sur ses genoux.
A force de côtoyer les nobles et grâce au travail de Mathurin, Magdaleine vit dans l’aisance. A son décès, ses enfants, en ouvrant ses armoires, y trouveront de très nombreuses piles de linge fin « amidonné », « d’une fraîcheur exquise », plié avec soin sur les étagères parsemées de « pétales de rose ».
Magdaleine et Mathurin auront 5 enfants, Robert, Michel, Pierre, Edmée et Sophie. Quand Robert devient maître-verrier à son tour, la petite Sophie, alors âgée de 6 ans, constate que ses parents « se sont poudrés les cheveux », à l’occasion de la cérémonie d’intronisation du nouveau maître. Magdaleine resplendit dans une magnifique robe de brocart. « Etrangement métamorphosée par ses cheveux poudrés », Magdaleine semble être une autre...
Robert est alors (et il le restera longtemps) un fort beau jeune homme. Mince, blond, les cheveux non poudrés... Robert est un séducteur né.
Robert se marie à Catherine-Adèle Fiat en 1777. « Brune, petite, de grands yeux sombres », Catherine (Cathie) est absolument adorable, en robe de mariée, « aussi délicieuse qu’une des confiseries qui avaient décoré son propre gâteau de noces » ! La petite Cathie va pourtant bien souffrir avec ce grand jeune homme qui dépense l’argent sans compter, fait des dettes, et connaît plus souvent la banqueroute que la félicité.
Après la mort prématurée de Cathie, Robert se remarie avec une jeune orpheline de 22 ans, brune, à la « peau blafarde ». Laissant le fils de son premier mariage aux soins de sa mère, Magdaleine, Robert décide alors d’émigrer en Angleterre, afin de fuir ses dettes et de repartir à zéro.
Il y a Robert, le dandy, très soucieux de son apparence. « Ses cheveux étaient toujours poudrés, ce qui lui donnait un air distingué ».
Il y a Pierre, « cheveux en broussaille », « habit taché ». Michel, quant à lui, ne connaît ni le coiffeur ni les cosmétiques. Il ne se rase pas, ne se nettoie pas les ongles, ne se coupe pas les cheveux.
Lors d’un séjour à Paris, la petite Sophie est entraînée à l’opéra par son frère Robert. Le peuple se presse devant l’édifice pour voir la reine. Sophie ne verra que la Polignac, une « jeune dame tout en rose », « à la chevelure poudrée ». Elle sentira également des odeurs mêlées, celles du peuple, celles des belles dames. « Une vague de parfums émanait de ces hauts personnages, un étrange parfum exotique pareil à celui des fleurs à demi fanées, dont les pétales commencent à se recroqueviller, et ces senteurs capiteuses mais rancies se mêlaient à la morne saleté de ceux qui nous entouraient [...] ».
Une autre fois, et cette fois-ci Sophie est une jeune fille, Robert emmène Sophie au théâtre, pour assister à une représentation de la pièce de Beaumarchais, Figaro. Dans la salle, la chaleur est « intolérable » ; les femmes, « en grande tenue », répandent une « odeur nauséabonde de poudre et de fards ». Poussée dans la loge du duc de Chartres, le cousin du roi et protecteur de Robert, Sophie reste coite et totalement muette. En sortant du théâtre, elle ne gardera à l’esprit que l’image de « hordes de dames fardées, poudrées, couvertes de bijoux ».
Lorsque Robert raconte les terribles journées des 5 et 6 octobre 1789, on s’y croirait. Le cortège qui ramène le roi et sa famille de Versailles à Paris est hétéroclite. Les yeux de Robert s’attardent sur des « prostituées au visage encore couvert de fards ».
On ne changera jamais Robert. A Paris, à Vibraye, au Mans ou à Londres... Robert reste Robert, c’est-à-dire un homme qui court après la fortune sans jamais la rattraper. Après bien des années passées en Grande-Bretagne, voilà Robert de retour au pays - il a 53 ans et une « allure de vieillard ». Sophie s’étonne : « à l’éclat anormal de ses cheveux roux, je pouvais deviner qu’ils étaient teints ». « Ses cheveux teints, vaine tentative de sa part pour rajeunir, excitaient encore ma compassion. » « Le dandy de jadis, voûté, son habit flottant sur lui, ses cheveux teints striés de gris ». Si dans un premier temps Robert s’est parfaitement adapté à sa nouvelle patrie (« [...] il se sentait parfaitement chez lui » et « ne ressemblait en rien aux Français frisottés et parfumés tels que les caricaturaient les journaux anglais »), il déchante rapidement, en se rendant compte que, là comme ailleurs, il ne va faire que vivoter. L’ex garde national qui signe désormais ses documents d’un « Busson du Maurier » usurpé a beau avoir fait volte-face politiquement parlant, il continue à multiplier les affaires louches et peu rentables. Tout ce que touche Robert périclite.
C’est donc, les « cheveux teints » et le « visage ridé » que Robert revient au bercail, après s’être fait passer pour mort pour les siens (sa femme et ses 6 enfants !).
Et la vie reprend et les projets avec. Celle d’une école destinée aux orphelins. Un beau projet... qui redonne du peps à Robert. Lors de l’ouverture de cette école, il a retrouvé un peu de sa superbe. Les « cheveux fraîchement teints pour la circonstance », un « habit couleur prune » sur le dos, Robert accueille ses élèves avec une phrase latine que l’on peut traduire comme suit : « Je vois le bien, je l’aime et je fais le mal. » Un petit discours d’introduction en matière de confession : « Dans ma propre jeunesse, je m’en suis tenu à ce précepte : Video meliora proboque, deteriora sequor », ce qui explique pourquoi mes mains tremblent aujourd’hui et pourquoi je me teins les cheveux - et je ne vous demande pas de suivre mon exemple » et le pédagogue se retire pour juger de son effet. Cet essai ne sera guère concluant, puisque l’école fermera au bout de quelques années.
A la fin de sa vie, Robert cessera de « se teindre les cheveux » et laissera ceux-ci blanchir naturellement.
Dans ce roman, Daphné du Maurier nous emmène sillonner les routes de France. Cette Anglaise nous fait redécouvrir l’histoire de notre pays, en nous faisant humer l’odeur de bois brûlé, au voisinage des verreries et « l’odeur âcre de paille brûlée », qui domine dans les rues de Paris, quand le peuple (celui que Robert est chargé d’agiter sur les ordres du duc de Chartres) est en colère. En franchissant la porte d’une vieille demeure, on est saisi par une sympathique « odeur de renfermé, de moisi »... Les souvenirs remontent à la surface ! Il y a des souvenirs paisibles associés à l’odeur des fleurs de pécher ; il y a les souvenirs horribles, comme ceux rattachés à la Virée de Galerne, avec tous ces paysans malades ou blessés, qui viennent trouver refuge dans des maisons qui n’ont pas suffisamment de moyens pour être réellement hospitalières.
Un gobelet en cristal fleurdelysé se transmet de génération en génération. Chez les Busson du Maurier, il y a toujours quelqu’un pour relever le défi et faire rêver ses contemporains, en excellant dans un métier d’art. La petite Daphné, en insufflant la vie à des dizaines de personnages, ne déroge pas à la règle !
1 du Maurier D., Les souffleurs de verre, Phébus, 1998, 375 pages
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