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Ascenseur pour le bonheur cosmétique au quotidien !

> 14 août 2021

Ascenseur pour le bonheur cosmétique au quotidien !

Un immeuble cossu, situé au n°12 de la 5e Avenue à New-York, voilà le décor planté par Marc Lévy, qui se fait liftier, le temps d’un roman.1 L’occasion de rencontrer Chloé Bronstein, une jeune fille un peu déboussolée, qui a perdu ses jambes (et son grand amour) dans un attentat ; un liftier, en fin de carrière, qui aimerait bien figurer dans le livre des records dans la catégorie « plus longue distance en ascenseur parcourue (et pourquoi pas « 3000 fois la hauteur du mont Nanda Devi » ?) va venir bousculer le quotidien des locataires de cet immeuble de prestige.

Marc Lévy soulève le couvercle de la boîte à souvenirs de Chloé... Les effluves qui s’en échappent sont changeants. L’air ambiant est « empreint de ce parfum printanier qui met du baume au cœur », une odeur de roses, qui provient de la roseraie toute proche. Le métro est, en revanche, naturellement malodorant et bondé. On s’y trouve d’autant plus mal que l’on est cloué au sol. L’appartement de Julius pue carrément (une « odeur de moquette usée »). Tout cela se mêle pour donner au roman une allure de pot-pourri !

Deepak, le roi des liftiers

Deepak est un homme indispensable. Sans lui, pas de sortie possible pour une Chloé privée de jambes. Toujours serviable, d’humeur égale, Deepak complimente les dames de retour de chez le coiffeur. « Les séances hebdomadaires de Mme Clerc chez son coiffeur » correspondent à une semaine de salaire de Deepak... Pas d’état d’âme pourtant pour celui qui met tout son orgueil à pratiquer son métier le plus élégamment possible. Tenue et gants blancs, toujours parfaitement irréprochables.

Deepak est un homme d’une scrupuleuse honnêteté. Lorsque son collègue de nuit est accidenté, lorsqu’il faut lui trouver un remplaçant de toute urgence, que d’états d’âme avant de faire engager un neveu qui n’a jamais conduit d’ascenseur de sa vie. De quoi se poser des questions en se rasant le matin ! « Alors je me demandais si en me rasant demain je me reconnaîtrais toujours dans la glace. »

Chloé, la reine du maquillage... naturel

Chloé est une fille sympathique, qui est retournée vivre chez son père, depuis qu’un attentat a ravagé sa vie, la clouant dans un fauteuil roulant. Cette jeune fille qui cumule les fonctions - elle enregistre des livres et commence une carrière de thérapeute, est, plus ou moins fiancée, avec un jeune professeur de philosophie au nom prédestiné de Julius... Schopenhauer. Pour être franches, on dira que l’idylle entre les deux tourtereaux ne bat que d’une aile. Pour se réconforter, Chloé prend des bains chauds (il faut 20 minutes à la baignoire pour se remplir d’eau, montre en main) - « L’eau chaude qui ruisselait sur ses épaules lui procura un réconfort immense. »), discute avec Deepak, ce liftier qui la connaît depuis longtemps et joue le rôle de confident. Elle flirte avec Sanji, le neveu de Deepak, un jeune homme séduisant, qui semble envoyé par la Providence. Lorsque Chloé sort avec Julius, une petite touche de maquillage s’impose : « Elle alla se maquiller, releva ses cils d’un trait de mascara, atténua la pâleur de sa peau d’une touche de fard, et hésita devant un tube de rouge à lèvres. » Lorsque Chloé flirte avec Sanji, pas de maquillage à l’horizon. Une beauté naturelle, naturellement ! Leur rencontre s’est d’ailleurs jouée sur un quiproquo cosmétique. Chloé se présente avec humour comme une actrice qui « joue 10 personnages » en même temps. Stupeur de Sanji : « Le temps que vous passez au maquillage doit être interminable ». Réponse de Chloé : « Je joue sans fard, je suis une comédienne que les spectateurs ne voient pas. » Derrière son micro, Chloé se métamorphose, se glissant dans la peau du narrateur, puis des divers personnages, sans aucun cosmétique à disposition. Et puis, au fil du temps, tout de même, les produits de maquillage ressortent de la trousse : « N’excellant pas dans l’art du maquillage, elle se regarda une dernière fois dans le miroir [...] ».

Chloé, la reine de la manucure

Avant de revenir vivre chez son père, Chloé habitait un petit appartement dans l’East village de Manhattan. Une vie agréable, avec plein de petits commerces de proximité, qui rendent la vie douce. Un glacier, un antiquaire, un caviste, une manucure (« les séances de manucure à 15 dollars de la boutique chinoise »)... tout ce qu’il faut pour voir la vie du bon côté.

Julius Schopenhaurer, le roi du shampooing

Depuis qu’un attentat (celui-ci est survenu à 14h50) a dévasté la vie de Chloé, Julius se tient en retrait, pas forcément très à l’aise. Ce professeur de philo, très calé en théorie, est plutôt timide en pratique. Pas très à la hauteur. Au lendemain de l’attentat, il est tout juste bon à faire remarquer que la chevelure de Chloé sent toujours l’odeur de soufre, de brûlé et de sang mêlés. Philosophe-shampouineur ; voilà notre enseignant qui se retrousse les manches et glisse ses mains dans la mousse. « Il m’a demandé si c’était OK pour mes cheveux, si j’acceptais qu’il me les lave, sous la surveillance de Maggie (une infirmière). Il paraît qu’ils avaient gardé l’odeur de 14h50 ».

Le Professeur Bronstein, le roi du capillaire poivre et sel

L’image du père est floue dans ce roman ; on l’aperçoit, jeune homme, une épaisse tignasse rousse auréolant sa tête (une tête d’explorateur à la Indiana Jones) ; brutalement cette tête juvénile se ride et se couvre de cendres...

Sanji, le roi du rasage express

Sanji, le neveu de Deepak, est un jeune homme richissime, qui possède le tiers des parts d’un hôtel de luxe en Inde. Venu du pays des castes, en Amérique, ce jeune homme, plein d’inventivité, est bien décidé à réunir les fonds nécessaires pour lancer une application de rencontres pas comme les autres (sans publicité, respectant la vie privée...). Pour faire plaisir à sa tante Lali (celle-ci a fui son pays pour pouvoir épouser l’homme de sa vie contre l’avis de sa famille) et dépanner son oncle, Sanji joue les liftiers de nuit. « Pas rasé », « pas frais », Sanji attaque sa deuxième journée de travail, dans un état semi-comateux ! Son associé, Sam, lui vient en aide, rasoir à la main : « Sam sortit un rasoir électrique de son bureau et le tendit à Sanji. Va te refaire une beauté aux toilettes [...] ». Dormir sur le marbre de l’entrée n’est pas la meilleure solution. Qu’à cela ne tienne... il y a de la place chez M. Morrison, un locataire alcoolique, qui rentre, tous les soirs, très éméché. Salle de bain et canapé feront parfaitement l’affaire. « En passant devant la salle de bain, il hésita un instant et estima qu’il ne courait pas grand risque. La douche fut salvatrice, il attrapa une serviette propre sur une étagère et se frictionna. »

Mme Collins, la reine du maquillage nocturne

Tout en haut du n°12 de la 5e Avenue, loge Mme Collins, une « charmante vieille » veuve, qui vit une aventure paisible et durable avec le liftier de nuit, M. Rivera. Chaque soir, Mme Collins passe du temps à se pomponner dans sa salle de bain. Un peu de blush sur les joues, un nuage de parfum... (elle « vaporisa un peu de parfum sur sa nuque ») et la mise en beauté de Mme Collins est parfaite. Il ne reste plus qu’à attendre M. Rivera, qui passera, lui aussi, par la case salle de bain, avant d’atterrir dans le lit douillet (« M. Rivera se déshabilla dans la salle de bain où un pyjama neuf, lavé et repassé, l’attendait, plié sur la tablette en marbre du lavabo. »)

Mme Williams, la reine du parfum méphitique

Toutes les dames qui habitent l’immeuble ne sont pas aussi sympathiques que Mme Collins. Il y a, par exemple, l’odieuse Mme Williams... « Mme Williams sentait le médicament, une odeur méphitique qui rappela à Pilguez la pommade au camphe dont sa tante Martha recouvrait ses varices, et cela suffit à la rendre antipathique. » L’inspecteur Pilguez, que fait-il donc là ? nous direz-vous. Et bien, il est là car il s’est produit un vol de bijoux... mais cela c’est une autre affaire… quoique !

Une fille comme elle, en bref

Pour une fille comme elle, le Professeur Bronstein est aux petits soins, Deepak est aux aguets (Chloé a-t-elle besoin de son aide ?), Sanji est prêt à dire adieu à son pays d’origine... Les destins se croisent dans l’ascenseur du n°12 de la 5e avenue. Le lien qui unit les locataires aisés de la belle demeure a les trait d’un liftier prêt à battre des records de bienveillance. Pas sûr que les 3000 fois le mont de la déesse de la Félicité soient franchis par ce liftier de compétition ; ce qui est certain, en revanche, c’est que le bonheur est littéralement cousu au costume de cet employé modèle, plein de gentillesse. Pour la chute... une petite indiscrétion : sortez la layette et les cosmétiques pour bébés !

Bibliographie

1 Lévy M., Une fille comme elle, Robert Laffont, 2019, 357 pages

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