Nos regards
Albertine disparue, les cosmétiques restent

> 30 avril 2017

Albertine disparue, les cosmétiques restent Nous terminons presque notre promenade littéraire avec Marcel Proust. Il nous reste, tout de même, un peu de temps encore, pour le soumettre au feu de nos questions.

Le thème du vieillissement est un thème récurrent dans votre œuvre. En deux mots (je sais, c’est un exercice difficile pour vous), que vous inspire-t-il ? « […] sous la chrysalide de douleurs et de tendresses qui rend invisibles à l’amant les pires métamorphoses de l’être aimé, le visage a eu le temps de vieillir et de changer. »

L’eczéma est une pathologie cutanée qui vous inquiète, semble-t-il ? Oui, j’y fais référence plusieurs fois dans mes ouvrages. Swann en souffrait beaucoup (https://theconversation.com/quand-marcel-proust-repond-a-notre-questionnaire-sur-les-cosmetiques-72937). Mme de Villeparisis, elle aussi, est sujette à cette maladie. Rencontrée à Venise, je comparai l’eczéma dont elle souffrait à « une sorte […] de lèpre rouge qui couvrait sa figure. »

La corpulence. Comment la préférez-vous ? Je suis partisan d’un juste milieu. Albertine aimait faire à Balbec de grandes promenades qui brûlaient ses calories (trop !!) « […] à la suite d’excès d’exercice elle avait trop fondu, maigre, enlaidie par un vilain chapeau qui ne laissait dépasser qu’un petit bout de vilain nez et voir de côté que des joues blanches comme des vers blancs […] » Par la suite, Albertine eût tendance à l’embonpoint. L’image d’Albertine fluctue dans mon cerveau. Une fois « bouffie » (« telle que l’ont vue les Enfers »), l’autre fois « éclatante », comme aux beaux jours, Albertine se joue de ma mémoire.

La couleur bleue qu’évoque-t-elle pour vous ? Premièrement, un très beau poème d’Arthur Rimbaud. Parmi les voyelles, c’est le O qui caractérise le bleu. « Suprême Clairon plein des strideurs étranges, Silences traversés des Mondes et des Anges ; - O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux ! ». Deuxièmement, les prémices de la nuit tant redoutée : « Enfin il faisait nuit dans l’appartement, je me cognais aux meubles de l’antichambre, mais de la porte de l’escalier, au milieu du noir que je croyais total, la partie vitrée était translucide bleue, d’un bleu de fleur, d’un bleu d’aile d’insecte, d’un bleu qui m’eût semblé beau si je n’avais senti qu’il était un dernier reflet, coupant comme un acier, un coup suprême que dans sa cruauté infatigable me portait encore le jour. » Troisièmement un parfum. Le bleu est une couleur qui lui va bien. Si j’étais parfumeur, j’appellerai ma création Soir de Paris et je l’habillerai d’un flacon d’un bleu profond… (1) Ses notes ambrées, florales et épicées conviendraient parfaitement à mon grand amour. Albertine aime à laisser un sillage parfumé derrière elle : « […] les propos les plus insignifiants d’une femme, qu’on sait insignifiants, mais qu’on parfume de son odeur. »

Que représente pour vous le savon ? Le cosmétique de base, aussi bien pour les hommes que pour les femmes. Les publicités pour les savons Gibbs (« Là où il y a un homme il y a un savon à barbe Gibbs ») me ravissent. Lorsque l’on vieillit, on se rend compte qu’« on a mis de soi-même partout, tout est fécond, tout est dangereux, et on peut faire d’aussi précieuses découvertes que dans les Pensées de Pascal dans une réclame pour un savon. » Selon les époques, je me rase assidument et consomme de grandes quantités de savon à barbe ou bien me laisse pousser la moustache. A ce sujet, il me revient à l’esprit un curieux souvenir. Albertine morte, je me rapprochais d’Andrée afin qu’elle me fournisse des renseignements sur celle qui me faisait toujours souffrir de jalousie. « A ce moment je m’aperçus dans la glace ; je fus frappé d’une certaine ressemblance entre moi et Andrée. Si je n’avais pas cessé depuis longtemps de raser ma moustache et si je n’en avais eu qu’une ombre, cette ressemblance eût été presque complète. »

Qu’est-ce que la mode ? J’ai envie d’emprunter une citation à Jean Rostand et de l’adapter sur le thème de la mode : « X*** était-il à la mode ? Je ne sais pas, mais il avait ce goût qui allait devenir la mode. ». Le duc de Guermantes qui ne se souciait nullement du regard de ses contemporains s’y connaissait en matière de lancement de mode. « […] il porte la barbe maintenant que tout le monde est rasé, dit la duchesse, il ne fait jamais rien comme personne. Quand nous nous sommes mariés, il se rasait non seulement la barbe mais la moustache. Les paysans qui ne le connaissaient pas ne croyaient pas qu’il était français. » Son excentricité le faisait, alors, prendre pour un « English » !

Quel est votre tableau préféré ? Un tableau de Carpaccio, « le Patriarche di grado exorcisant un possédé » car la vie vénitienne y fourmille. Le barbier qui essuie son rasoir n’est pas sans m’amuser. J’aime également les tableaux des Hollandais. En me promenant dans les rues de Venise, j’ai pu voir des scènes me rappelant les grands maîtres : « une jeune fille, qui, assise, se faisait peigner les cheveux par une vieille femme à figure, devinée dans l’ombre, de sorcière […] ».

Parlez-nous encore du teint ? Pour me plaire, il doit rejoindre celui des fleurs. Le souvenir d’Albertine « rose sous ses cheveux noirs » s’estompe peu à peu. Lors de mon séjour à Venise « […] mes curiosités vénitiennes s’étaient concentrées depuis peu sur une jeune marchande de verrerie à la carnation de fleur qui fournissait aux yeux ravis toute une gamme de tons orangés. » Ce Titien de 17 ans était « à acquérir avant de s’en aller. » Une jeune autrichienne ne me laissait pas indifférent, non plus. « L’importance scientifique que je voyais à savoir le genre de désir qui se cachait sous les pétales faiblement rosés de ces joues, dans la clarté claire sans soleil comme le petit jour de ces yeux pâles, dans ces journées jamais racontées, s’en irait sans doute quand je n’aimerais plus du tout Albertine ou quand je n’aimerais plus du tout cette jeune femme. »

(1) La société Bourjois a, en effet, créé et exporté aux Etats-Unis un parfum dénommé Soir de Paris (http://www.bourjois.fr/histoire-d-une-marque/notre-histoire/)

Et une nouvelle fois, un grand merci à Jean-Claude Albert Coiffard, poète et plasticien, pour le collage qui illustre ce Regard.

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