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A un ongle vernis près !

> 05 septembre 2020

A un ongle vernis près !

Imaginez un vieil homme riche, Conway Jefferson, qui se laisse entourlouper par une jeune fille, Ruby Keene, qui semble être la candeur même et qu’il décide d’adopter sur un coup de tête.1 Imaginez que ce vieil homme n’a plus, pour toute famille, qu’une belle-fille, Adélaïde Carmody-Jefferson et qu’un gendre, Mark Gaskell. Supposez que Ruby n’est autre que la cousine de Josie, la femme que Mark a épousée dans le plus grand secret. Pensez-vous que Mark va se laisser dépouiller aussi facilement ? Que nenni ! Il faut donc éliminer physiquement Ruby. Et pour se forger un alibi en béton il faut commencer par tuer une autre victime, en l’occurrence une petite cheftaine scout qui sera grimée pour jouer le rôle sordide de Ruby décédée. Le meurtre de Ruby peut alors être différé dans le temps... juste ce qu’il faut pour éviter les ennuis avec la justice. L’intrigue est simple, mais efficace. Pour bien comprendre le titre, il faut encore préciser que le cadavre de celle que l’on croit être Josie se retrouve dans la bibliothèque de Mr et Mrs Bantry un peu par hasard. Il a été déposé, dans un premier temps, dans la demeure de Basil Blake, un artiste évoluant dans le milieu du cinéma et auquel on veut faire porter le chapeau. En découvrant le cadavre, Basil ne panique pas ; il se contente de passer le cadavre à son voisin ! Heureusement, Miss Marple est là qui veille, qui récolte les rognures d’ongles, qui interroge avec brio les uns et les autres et qui reconstitue patiemment le fil des évènements.

Le cadavre dans la bibliothèque, une blonde trop maquillée

Au petit matin, lorsque Mrs Bantry est réveillée par sa bonne, elle s’entend dire qu’un cadavre de femme vient d’être découvert dans la bibliothèque. Il s’agit d’une « jeune fille aux cheveux d’un blond artificiel ». « Le visage était très maquillé, la poudre ressortait exagérément sur les traits bleuis et gonflés, le rimmel des cils formait une ligne épaisse sur les joues convulsées et les lèvres écarlates ressemblaient à une profonde blessure. » Ses ongles de mains et de pieds sont recouverts d’un « émail rouge sang ». Qui peut bien être cette blonde peinturlurée ? Il faut sans doute aller faire un tour chez Basil, un artiste à la vie mouvementée et aux mœurs plutôt libres, qui vit juste à côté.

Chez Basil Blake, une blonde de trop

La blonde de la bibliothèque est certainement la compagne de Basil, une blonde habituée à prendre des bains de soleil, à moitié dévêtue. Les mauvaises langues du village la désignent sous le nom de « l’horrible blonde aux cheveux oxygénées ». La plupart des vieilles femmes qui la connaissent sous cette appellation, ignorent en effet que l’on ne parle plus de « blond oxygéné », mais de « blond platine ».

Et bien non... La blonde de Blake n’est pas la blonde de la bibliothèque de Gossington. « Vous voulez savoir si j’ai perdu une blonde, hein ? » Certainement pas... La preuve en chair et en os, c’est Dinah Lee, une belle jeune femme aux « lèvres écarlates, aux cils enduits de rimmel et aux cheveux platinés » !

Avec Josie, comment on fabrique une blonde

Joséphine Turner dite Josie est danseuse professionnelle, à l’hôtel Majestic de Danemouth, une station balnéaire à la mode, proche de St. Mary Mead. La trentaine, cette séduisante jeune femme est « discrètement fardée ». Après s’être tordue la cheville, Josie a fait venir sa cousine Ruby, pour la remplacer. Fatale erreur... La jeune fille a réussi à séduire le vieux Jefferson ; l’héritage tant convoité semble s’éloigner définitivement. Mark, l’époux de Josie, ne voit qu’une solution, se débarrasser rapidement de l’intruse. Afin de se forger un alibi en béton, une jeune adolescente qui possède à peu près les mêmes mensurations que Ruby est attirée dans un piège. Pamela Reeves, une cheftaine scout qui rêve de cinéma, est ainsi persuadée qu’elle va faire un essai devant la caméra, dès qu’elle sera maquillée et blondisée par les soins de Josie. Dans la salle de bains de celle-ci, il y a, en effet, tout ce qu’il faut pour transformer une adolescente au visage ingrat en une vamp de cinéma. En faisant un inventaire de l’endroit, on y trouve : « des rangées de pots de crème pour le visage, de la crème pour nettoyer, de la crème pour embellir, de la crème pour nourrir la peau, des boîtes de poudre de plusieurs nuances, quantité de rouges à lèvres, des lotions capillaires et des pots de brillantine, du noir pour les cils, du bleu pour les paupières et au moins douze teintes différentes de vernis à ongles, des serviettes en papier pour le visage, des tampons d’ouate, des houppettes souillées, des flacons de lotions astringentes, toniques, calmantes »... Face à une telle avalanche de produits cosmétiques, le colonel Melchett vacille. « Est-il possible que les femmes emploient tous ces ingrédients ? » L’inspecteur Slack, très bien informé, lui explique alors qu’une danseuse n’est pas une dame ordinaire. Au lieu des 2 nuances de poudre ou de fond de teint nécessaires à la femme de la rue (une nuance pour le jour, une nuance pour le soir), la danseuse doit adapter son maquillage à la danse exécutée ce qui démultiplie les références nécessaires. Une véritable aubaine pour les sociétés cosmétiques qui font ainsi de jolis chiffres d’affaires.

Ruby Keene, une blonde au maquillage exagéré

Ruby disparait subitement un soir. Montée dans sa chambre « pour se poudrer le nez », elle ne sera plus revue vivante. Le directeur de l’hôtel Majestic qui l’emploie la considère comme une jeune fille au « profil de fouine » dont la beauté est exclusivement à mettre sur le compte d’un maquillage savant et parfois exagéré. Pour Mark Gaskell, la « fouine » est en réalité un furet (« petit museau de furet ») aux « dents rentrantes » ! On comprend dans ces conditions pourquoi Ruby découpe soigneusement des « recettes de beauté » dans les magazines ; un moyen pour elle de disposer de toutes les armes nécessaires à ses opérations de séduction. « Par économie », Ruby se peint « les jambes pour sortir ». Elle ne met des bas de soie que le soir, lorsqu’elle exécute ses pas de danse aux bras de Raymond Starr, le danseur pour dames qui lui sert de partenaire.

Mark Gaskell, un détail anachronique

Agatha Christie nous présente Mark Gaskell comme un « roux », au visage « bronzé » ! Impossible lorsque l’on sait que les roux ne peuvent pas bronzer !

Pierre Carmody, le détail qui fait tilt dans la tête de Miss Marple

Pierre, le fils d’Adélaïde, a recueilli un ongle de Ruby. Cet ongle, qui s’est accroché dans le châle de Josie, était fort long à l’origine ! Pierre garde précieusement, dans une petite boîte, un ongle de la victime, afin de le montrer à ses camarades de classe à la rentrée. Cet ongle vernis attire l’attention de Miss Maple ; depuis le début de l’affaire, la vieille demoiselle est intriguée par les ongles courts de la victime. « Une jeune fille de ce genre a d’habitude de vraies griffes ». « [...] les jeunes filles qui se maquillent de façon exagérée ont d’ordinaire les ongles très longs ». Comment les grands ongles de Ruby ont-ils pu disparaître aussi rapidement ?

La peine capitale, à un ongle près

Alors que Basil Blake va être inquiété pour un crime dont il est innocent, Miss Marple dévoile la substitution qui a été effectuée entre les deux cadavres. A un ongle vernis près, Josie et Mark sont passés à côté du crime parfait !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour !

Bibliographie

1 Christie A., Un cadavre dans la bibliothèque, Librairie des Champs Elysées, 185 pages

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