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L’empereur Hadrien, un SDF de luxe qui pratique les bains et apprécie les femmes « cosmétiquées » !

> 08 septembre 2018

L’empereur Hadrien, un SDF de luxe qui pratique les bains et apprécie les femmes « cosmétiquées » !

Lorsque Marguerite Yourcenar se glisse sous la toge de l’empereur Hadrien, elle ne se doute peut-être pas que le succès va lui « coller à la peau », comme le prestige à celle de son héros. Armée d’un baccalauréat latin-grec, l’écrivain va se lancer dans la rédaction de Mémoires qui nous font découvrir en détails la vie de l’homme illustre.1 Hadrien est, selon l’expression de Marguerite Yourcenar, un SDF : « Sur vingt ans de pouvoir, j’en ai passé douze sans domicile fixe. J’occupais à tour de rôle les palais des marchands d’Asie, les sages maisons grecques, les belles villas munies de bains et de calorifères des résidents romains de la Gaule, les huttes ou les fermes. » Hadrien aime par dessus tout voyager, voir de ses propres yeux ce qui se trame dans son vaste empire. Il apprécie tout autant « la profondeur délicieuse des lits » que « le contact et l’odeur de la terre nue ». L’« odeur de sel et de soleil sur la peau nue » est évocatrice, pour lui, de terres lointaines... Appareillons donc, avec Marguerite pour guide, pour ces temps lointains où Rome commande au monde.

Hadrien, qui s’est fait tatouer sur la peau, à l’encre rouge, par son médecin, l’emplacement de son cœur, est un homme de pouvoir qui ne se laissera pas tenir en laisse par ses ennemis. Il sait bien que tout homme politique est la cible d’attaques (« Vivant, il se trouve toujours quelqu’un pour nous reprocher nos faiblesses, comme jadis à César sa calvitie et ses amours. »).

Sous la forme d’une lettre-testament adressée à son petit-fils adoptif Annius Vérus (le futur Marc-Aurèle), l’empereur dévoile les replis de son âme, une âme dont il s’est plu, un temps, avec l’aide de médecins, à rechercher - en vain - la localisation anatomique exacte. Cet homme complexe, qui interdit « les bains mixtes », « cause de rixes presque continuelles », mais ne boude pas les plaisirs de la chair, recherche perpétuellement le bonheur de ses peuples. Romains et habitants des terres conquises doivent bénéficier du confort de belles villes bien agencées ! Un plan unique, « une rue dallée, un temple à n’importe quel dieu, des bains et des latrines publiques, la boutique où le barbier discute avec ses clients les nouvelles de Rome, une échoppe de pâtissier, de marchand de sandales [...] »... voilà le plan de la cité idéale, pour qui se « sent responsable de la beauté du monde ».

Avec Marguerite, nous découvrons un Hadrien amoureux du corps, ce « fidèle compagnon », qui peut, avec l’âge, se transformer en un « monstre sournois qui finira par dévorer son maître ». « Une cicatrice au menton » lui fournit « un prétexte pour porter la courte barbe des philosophes grecs. » Jeune, il raffole des bracelets et des parfums ; l’âge venant, il se laissera dépouiller de ses frivolités, pour atteindre un relatif dénuement.

Grâce à Marguerite, nous nous invitons dans les banquets plantureux, au cours desquels toutes les saveurs se mélangent. « Les substances perdent leur valeur propre et leur ravissante identité ». Levons notre coupe à la santé de la narratrice et de son sujet d’étude ! Cette coupe est remplie d’un vin délicieux, dont les arômes varient en fonction du moment où on le consomme. « Une coupe de Samos bue à midi, en plein soleil, ou au contraire absorbée par un soir d’hiver » se pare de charmes bien différents.

Nous suivons le rituel d’hygiène impérial, de celui qui n’est connu de personne, pas même de son fidèle serviteur. « Le vieil Euphorion me présente depuis vingt ans mon flacon d’huile et mon éponge, mais ma connaissance de lui s’arrête à son service, et celle qu’il a de moi à mon bain, et toute tentative pour s’informer davantage fait vite, à l’empereur comme à l’esclave, l’effet d’une indiscrétion. » La soirée ne s’achève pas sans un massage des pieds. Qui dit bain, dit épilation... La mort de son protégé, Antinoüs, un jeune grec qu’« une heure de soleil faisait passer de la couleur du jasmin à celle du miel », le plonge dans le désespoir, mais ne lui fait pas oublier l’heure délicieuse du bain. « A l’heure du bain, tendant aux esclaves mes jambes à épiler, je regardais avec dégoût ce corps solide, cette machine presque indestructible, qui digérait, marchait, parvenait à dormir, se réaccoutumerait un jour ou l’autre aux routines de l’amour. »

Nous écoutons le long monologue d’Hadrien qui s’interroge sur les notions de beauté et d’amour. « Et j’avoue que la raison reste confondue en présence du prodige même de l’amour, de l’étrange obsession qui fait que cette même chair dont nous nous soucions si peu quand elle compose notre propre corps, nous inquiétant seulement de la laver, de la nourrir, et, s’il se peut, de l’empêcher de souffrir, puisse nous inspirer une telle passion de caresses simplement parce qu’elle est animée par une individualité différente de la nôtre, et parce qu’elle représente certains linéaments de beauté, sur lesquels, d’ailleurs, les mêmes juges ne s’accordent pas. » Cet amour, qui nous « hante comme une musique » ou « nous tourmente comme un problème », est autrement plus compliqué à maitriser que les armées romaines sagement rangées en bataillons serrés. Hadrien n’est pas un exemple de fidélité ; le bonheur est partout où une femme s’est apprêtée pour lui plaire : « L ‘amateur de beauté finit par la retrouver partout, filon d’or dans les plus ignobles veines ; par éprouver, à manier ces chefs d’œuvres fragmentaires, salis, ou brisés, un plaisir de connaisseur seul à collectionner des poteries crues vulgaires. » Ne croyons pas pour autant qu’il fait l’éloge de la prostitution ; celle-ci lui fait horreur par toute l’hypocrisie qui lui attachée. « En principe, je suis prêt à admettre que la prostitution soit un art comme le massage ou la coiffure, mais j’ai déjà peine à me plaire chez les barbiers et les masseurs. » Là où le coiffeur vous promet monts et merveilles avec sa lotion miracle, « qui ne marche pas », la prostituée surenchérit en tentant de vendre un amour « qui ne va pas bien loin »...

Nous assistons à la routine beauté des femmes mariées, qui se font maîtresses d’un jour pour leur empereur. Celles-ci mettent « leur passion avec leur rouge et leurs colliers ». Leur amour est « léger comme des guirlandes »... Leur peau est enduite de cosmétiques. Même nues, elles ne sont jamais « sans parure ». « Doigts rougis au henné », « parfums frottés sur la peau », la femme use de « mille ruses », pour « rehausser sa beauté », voire même « la fabriquer parfois toute entière. » Hadrien admire cette beauté, qui naît des « cuves des teinturiers » ou de la « vapeur des étuves. »

Nous démêlons avec soin les chevelures, qui plaisent tant à Hadrien. Il en est une en particulier qui retient toute son attention. « J’ai toujours goûté la beauté des chevelures, cette partie soyeuse et ondoyante d’un corps, mais les chevelures la plupart du temps de nos femmes sont des tours, des labyrinthes, des barques, ou des nœuds de vipères. » L’amante adorée possède des cheveux en « grappe de raisins » !

Mieux que les statues de marbre qui effacent le hâle du célèbre empereur, Marguerite Yourcenar nous livre ici le portrait d’un homme tourmenté par la mort, qui a vécu debout et a souhaité « entrer dans la mort les yeux ouverts ».

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour l'hommage rendu, "en même temps", à l'empereur Hadrien et à Marguerite Yourcenar !

Bibliographie

1 Yourcenar M. Mémoires d’Hadrien, Plon, 1957, 457 pages

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