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Le poisson, un « je ne sais quoi cosmétique »

> 01 avril 2017

Le poisson, un « je ne sais quoi cosmétique »

En ce 1er avril 2017, jour où de nombreux poissons vont voyager sans titre de transport dans le dos d’un certain nombre de personnes, nous avons choisi de nous intéresser, tout particulièrement, à cet animal et de raconter comment leur foie a été valorisé par l’industrie cosmétique au XXe siècle.

Le poisson, source d’ingrédients cosmétiques, permettez-moi d’en douter, allez-vous me rétorquer ! Il n’y a pas besoin d’être un lecteur assidu des albums d’Astérix pour savoir que l’odeur du poisson et l’odeur d’un cosmétique ne font pas bon ménage ! N’en déplaise à Ordralfabétix dont la susceptibilité concernant la fraîcheur du poisson qu’il vend (on se demande d’ailleurs à qui) est légendaire.

Et pourtant, l’information est juste. Les poissons ont constitué, pour la jeune industrie cosmétique, une source de matières premières intéressantes. Nous nous pencherons, aujourd’hui, sur la valorisation de leur foie. Tout commence par des observations médicales… Celles-ci vont rapidement faire tache d’huile (appréciez l’humour !!!) dans l’industrie cosmétique.

Au début du XXe siècle, les revues de dermatologie se font l’écho des bons résultats obtenus grâce à l’administration orale d’huile de foie de morue. Une jeune fille de 17 ans souffrant d’ulcères au niveau de la face associés à de nombreux troubles généraux (digestion, menstruation…) voit son état s’améliorer après un traitement quotidien de 11 semaines. Idem chez un enfant de 6 ans souffrant de maladie scrofuleuse, chez une fillette de 11 ans ayant des ulcères au niveau du cou… Il est rapporté que le médicament est pris « avec répugnance » (expression en français dans le texte !) dans le cas du plus jeune patient (Medical use of cod-liver oil, The Lancet, 40, 1036, 1843, 516). Cela peut, bien sûr, se comprendre. L’huile de foie de morue ne possède pas des qualités gustatives extraordinaires... En 1851, le Dr Begbie dévoile ce qu’il a vu à l’hôpital Saint-Louis de Paris. En début d’article, il prend, toutefois, la précaution de préciser que son séjour à Paris a été de trop courte durée pour pouvoir constater de ses propres yeux les résultats des guérisons spectaculaires décrites. Il souligne que le Dr Alphonse Devergie n’y va pas avec le dos de la cuillère en ce qui concerne les doses d’huile de foie de morue. Ce sont 3 à 4 verres à vin d’huile de foie de morue qui doivent être ingurgités 2 fois par jour, sur les ordres de ce médecin. Afin de diminuer les problèmes de digestion susceptibles de se manifester à de telles doses, un tonique à base de gentiane est prescrit simultanément (James W. Begbie, Observations on the treatment of certain intractable diseases of the skin as pursued in the Parisian hospitals, The Lancet, 57, 1450, 1851, 643-644). Les publications de ce type sont nombreuses, très nombreuses. En 1858, on épilogue, longuement, dans Le Lancet, sur la grave question suivante : « L’huile de flétan est-elle un médicament ou un aliment ? » (Ancell Ball, is cod-liver a medicine or article of diet, The Lancet, 71, 1794, 1858, 74-75). Outre cette action par voie orale, les huiles de foie de poissons (morue, flétan, raie) sont connues depuis longtemps pour leur effet bénéfique sur la cicatrisation des plaies, en usage externe. Ces huiles sont sources, entre autres, de vitamines A et D et d’acides gras insaturés, ce qui explique leur intérêt dans la prévention ou le traitement de certaines carences.

En 1932, le Professeur Wilhelm Löhr, lors d’un congrès médical à Magdebourg, plaide en faveur de l’utilisation de  pure, dans le cadre du traitement des blessures. Appliquée directement sur les ulcères, les brûlures… sous pansement occlusif, les résultats sont remarquables (pour l’époque !!!). Toutefois, l’huile est de consistance trop fluide pour une application aisée. La société berlinoise Heyl et Co trouve la solution galénique en mélangeant l’huile de foie de morue à des corps gras afin d’obtenir une pommade de consistance optimale. La pommade « Unguentolan » voit ainsi le jour (The cod-liver oil treatment of wounds, The Lancet, 224, 5790, 1934, 367-368).

En 1935, s’appuyant sur les travaux de son collègue allemand, le Professeur John Steel du Smithdown road Hospital de Liverpool compte bien, lui aussi, traiter les brûlures de manière « révolutionnaire ». Il considère que l’huile de foie de poisson donne de meilleurs résultats que l’huile de paraffine, du point de vue de l’effet cicatrisant. Entre les deux ingrédients, il note un « je ne sais quoi » qui fait la différence.

Le « je ne sais quoi » de John Steel ne pouvait que plaire aux formulateurs de produits cosmétiques. La formule est jolie. On possède le début d’une histoire, il n’y a plus qu’à broder autour. La brodeuse de talent, c’est une jeune pharmacienne d’origine hongroise prénommée Ella Baché. Celle-ci n’est pas pharmacienne pour rien. Tout juste diplômée (et donc parfaitement au courant des dernières techniques médicales en vogue), celle-ci se lance dans le monde des cosmétiques. Elle confiera plus tard : « En suivant les recherches allemandes et américaines en dermatologie, j'avais appris que l'on traitait les brûlures et les blessures de guerre des soldats américains avec une pommade à base d'huile de flétan. Il existait déjà, en 1931, une littérature importante concernant l'effet de l'huile de flétan, aux vertus cicatrisantes, pour débrider et désinfecter les blessures. Cette huile offre le grand intérêt d'absorber les cellules mortes comme un papier buvard, et de les dissoudre à la longue. C'est la raison pour laquelle elle n'obstrue pas les pores, mais au contraire « digère » leur contenu. On avait observé que, par prolifération très accélérée des nouvelles cellules, les blessures se refermaient sans cicatrice. Cette action a une très grande importance sur des peaux eczématiques ou très sensibles. L'huile de flétan contient surtout de la vitamine A et, en moindre quantité, de la vitamine D, en proportions équilibrées avec les sels de calcium : on ne parvient à réaliser une telle composition avec aucune vitamine synthétique. » (http://www.ellabache.com/fr/content/4-a-propos). Forte de ses connaissances, Ella développe le concept de la « Nutridermologie ». Les aliments qui sont bons pour la peau, le seront également une fois appliqués sur la peau. La crème tomate est ainsi inventée en hommage au teint éclatant des paysannes hongroises qui s’appliquent sur les joues des tomates coupées par la moitié en guise de masque de beauté. (http://www.ellabache.com/fr/content/4-a-propos) De la même façon, la crème In-Tex voit le jour. Elle est à base d’ingrédients dont l’action se manifeste aussi bien par voie générale (intérieur) que par voie locale (extérieur).

Une précision, le nom INCI de l’huile de foie de morue est « cod liver oil ». La base de données concernant les ingrédients Cosing précise qu’il s’agit de l’huile fixe obtenue à partir du foie frais de Gadus morrhua et d’autres espèces du genre Gadidae.

Une dernière précision : au numéro d’ordre 335 de l’Annexe II du Règlement (CE) N°1223/2009 qui recense l’ensemble des substances interdites d’usage dans les cosmétiques, on trouve l’ergocalciférol et le cholecalciférol. Quelle importance, allez-vous nous dire. Quand on sait qu’il s’agit des vitamines D2 et D3, on commence à comprendre... L’huile de foie de morue est particulièrement riche en vitamine D3 (Gianluca Bartolucci, Elisa Giocaliere, Francesca Boscaro, Alfredo Vannacci, Eugenia Gallo, Giuseppe Pieraccini, Gloriano Moneti, Vitamin D3 quantification in a cod liver oil-based supplement, Journal of Pharmaceutical and Biomedical Analysis, 55, 1, 28 2011, Pages 64-70). On se trouve donc face à une contradiction réglementaire (une de plus !). L’huile de foie de morue n’est absolument pas interdite dans les cosmétiques, pourtant elle renferme un ingrédient interdit par la règlementation cosmétique ! Quand on vous dit que ce n’est pas simple, la législation des produits cosmétiques…

Que cela ne nous empêche pas de savourer les blagues de ce 1er avril !

Un grand merci à Charles-Emilion pour son beau collage qui sert d’illustration à ce Regard ! Et ça… c’est pas un poisson d’avril !


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