Nos regards
A l’ombre des vieilles dames en fleur

> 07 mai 2017

A l’ombre des vieilles dames en fleur Dans le dernier tome de « La recherche du temps perdu », Marcel Proust évoque l’année 1916 et les bombardements qui risquent de figer la Capitale dans la même désolation que celle connue par les cités de Pompéi et d’Herculanum. On y voit, également, vieillir certains protagonistes évoqués dans les ouvrages précédents. Tous sont recouverts d’une fine poussière qui blanchit leurs cheveux ; on se croirait dans le château de la Belle au bois dormant.

Pour la dernière fois, nous allons dialoguer avec Marcel Proust, un écrivain très au fait des techniques esthétiques de son temps. Nous avons classé nos « paperolles » pour rédiger ce qui suit.

Le thème du vieillissement est le thème dominant de cet ouvrage (Le temps retrouvé). Pour vous que doit-on privilégier le visage ou la ligne ? Plutôt le visage. Selon les individus, certains « s’alourdissent » (c’est le cas de Charlus), d’autres « s’élancent » (c’est le cas de Saint-Loup). Dans le cas de ceux ou de celles qui conservent la silhouette de leur jeunesse, je ne peux m’empêcher de penser à ces « femmes qui sacrifient résolument leur visage à leur taille et à partir d’un certain moment ne quittent plus Marienbad (pensant que, ne pouvant garder à la fois plusieurs jeunesses, c’est encore celle de la tournure qui sera le plus capable de représenter les autres [...] ». Je suis un peu brutal. Je ne suis pas d’accord avec le slogan « Visage ou taille, il faut choisir » ; l’idéal est de préserver les deux !

Vous avez pu constater que tous les hommes ne sont pas égaux face au vieillissement. Avez-vous des exemples à nous donner ? En effet, pour certains, le temps glisse sur eux sans laisser de trace ; les cheveux du « vieux valet de chambre du prince de Guermantes n’ont pas blanchi. » « Ses poils et cheveux » sont « roux tirant sur le rose et on ne pouvait le soupçonner de se teindre comme la duchesse de Guermantes. » « Il existe chez les hommes, comme dans le règne végétal les mousses, les lichens et tant d’autres, des espèces qui ne changent pas à l’approche de l’hiver. » Pour d’autres, « un premier cercle de rides et un arc de cheveux blancs » transforment les jeunes gens d’autrefois en « jeunes gens de 18 ans extrêmement fanés. » Chez les femmes, je distingue 3 catégories, les belles, les ordinaires, les laides. Les belles sont les plus sensibles au phénomène de vieillissement. « Sculptées comme un marbre aux lignes définitives duquel on ne peut plus rien changer, (elles) s’effritaient comme une statue. » Les ordinaires « commencent à 50 ans une nouvelle sorte de beauté. » Les laides, enfin, restent reconnaissables grâce leurs défauts caractéristiques même lorsque le temps a passé !

La chirurgie esthétique vous semble-elle une bonne solution anti-âge ? Non. L’exemple d’Odette de Crécy, devenue sur le tard Mme de Forcheville, m’en dissuade. De loin, Odette ne semble pas vieillir. On se demande : « Qu’elle est la part du fard, de la teinture ? ». De près, elle semble « comme injectée d’un liquide, d’une espèce de paraffine qui gonfle la peau mais l’empêche de se modifier ». On la dirait « naturalisée ». L’usage du maquillage complète le tableau : « avec tous ses carmins, toutes ses rousseurs, elle avait refleuri. » « Elle avait l’air d’une rose stérilisée. » De la jeune fille en fleur, il ne reste plus que quelques pétales fanés avec lesquels un fleuriste habile, aidé d’un chirurgien esthétique et d’un marchand de cosmétiques tentent, tant bien que mal, de reconstituer un bouquet enchanteur. Pour notre part, nous souhaitons corroborer l’avis de Marcel Proust au sujet de cette technique esthétique, née au moment de la Première Guerre mondiale, afin de reconstituer les visages de ceux que l’on appelait les « Gueules Cassées ». La technique qui consistait à injecter de la paraffine liquide au niveau des zones caractérisées par une perte de substance, se traduisait par des effets indésirables appelés paraffinomes. Ces réactions inflammatoires liées à la présence de ce corps étranger injecté et mal toléré au niveau cutané eurent raison de la pratique.

Le teint vous fascine-t-il toujours autant ? Plus que jamais. J’aime à user de métaphores pour rendre compte, le plus précisément possible, de l’éclat du teint. Le teint de la duchesse de Guermantes est aussi « composite qu’un nougat ». (« Je distinguai une trace de vert-de-gris, un petit morceau rose de coquillage concassé, une grosseur difficile à définir, une plus petite qu’une boule de gui et moins transparente qu’une perle de verre. »). Cette description évoque, pour nous, les poudres mosaïques correspondant à une vaste palette de couleurs qui, par mélange, permettent d’obtenir un teint divin ! Ce n’est, malheureusement, pas le cas de la brave duchesse. Celui du marquis de Beausergent est d’une « solennelle pâleur » qui contraste avec la « rougeur égrillarde » d’antan. Enfin, la princesse de Nassau rappelle à Marcel Proust les jeunes filles en fleur de Balbec. « Elle restait une Marie Antoinette au nez autrichien, au regard délicieux, conservée, embaumée grâce à mille fards adorablement unis qui lui faisaient une figure lilas. »

Que pouvez-vous nous dire de la mode de 1916 ? Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la mode est ce qui résiste à tout, même à la guerre. Si les expositions de peinture ne sont plus d’actualité, les défilés de mode, quant à eux, continuent à se succéder. En 1916 « de jeunes femmes allaient tout le jour coiffées de hauts turbans cylindriques comme auraient pu l’être une contemporaine de Mme Talien, par civisme ayant des tuniques égyptiennes droites, sombres, « très guerre », sur des jupes très courtes ; elles chaussaient des lanières rappelant le cothurne selon Thalma, ou de hautes guêtres rappelant celles de nos chers combattants ; c’est, disaient-elles, parce qu’elles n’oubliaient pas qu’elles devaient réjouir les yeux de ces combattants, qu’elles se paraient encore, non seulement de toilettes « floues », mais encore de bijoux évoquant les armées par leur thème décoratif, si même leur matière ne venait pas des armées, n’avait pas été travaillé aux armées ; au lieu d’ornements égyptiens rappelant la campagne d’Egypte, c’étaient des bagues ou des bracelets faits avec des fragments d’obus ou des ceintures de 75 [...]. » Les couturiers présentent leur travail comme une manière de résister à l’ennemi. « Avec une orgueilleuse conscience d’artistes », les couturiers préparent « la victoire », en recherchant
« une formule nouvelle du beau. »

M. de Charlus s’étonne de la frénésie de vie mondaine qui saisit les classes aisées. Par sa bouche vous vous plaisez à photographier le Parisien et la Parisienne à leur toilette. Pouvez-vous nous décrire leur rituel de mise en beauté ? Avec plaisir. « [...] on danse, on dîne en ville, les femmes inventent l’Ambrine pour leur peau. Les fêtes remplissent ce qui sera peut-être, si les Allemands avancent encore, les derniers jours de notre Pompéi. Et c’est ce qui le sauvera de la frivolité. Pour peu que la lave de quelque Vésuve allemand (leurs pièces de marine ne sont pas moins terribles qu’un volcan) viennent les surprendre à leur toilette et éternise leur geste en l’interrompant, les enfants s’instruiront plus tard en regardant dans les livres de classe illustrés Mme Molé qui allait mettre une dernière couche de fard avant d’aller dîner chez une belle-sœur, ou Sosthène de Guermantes qui finissait de peindre ses sourcils ; ce sera matière à cours pour les Brichot de l’avenir ; la frivolité d’une époque, quand dix siècles ont passé sur elle, est matière de la plus grave érudition, surtout si elle a été conservée intacte par une éruption volcanique ou des matières analogues à la lave projetés par bombardement. Quels documents pour l’histoire future, quand des gaz asphyxiants analogues à ceux qu’émettait le Vésuve et des écroulements comme ceux qui ensevelissent Pompéi garderont intactes toutes les dernières imprudentes qui n’ont pas fait encore filer pour Bayonne leurs tableaux et leurs statues. » Par parenthèse, Sosthène de Guermantes est un personnage discret que l’on découvre dans ce dernier volume (http://lefoudeproust.fr/2014/02/les-guermantes-ii/) et dont on ne connaît guère plus que son attrait pour les sourcils teintés ! Nous nous permettrons d’apporter une précision au sujet de l’Ambrine. A l’origine, cette Ambrine est une spécialité médicamenteuse, mise au point par le Dr Barthe de Sandfort. Celui-ci, souffrant dans sa jeunesse de rhumatismes et ayant tiré de grands bienfaits de bains de boue réalisés dans la ville de Dax (http://www.lefigaro.fr/histoire/centenaire-14-18/2014/10/20/26002-20141020ARTFIG00063-les-merveilles-du-traitement-du-dr-barthe-de-sandfort-sur-les-brules-1916.php), décide de mettre Dax en bouteille ou plutôt en emplâtre. Il mélange de la paraffine et différents latex (caoutchouc, gutta-percha) et baptise le produit du nom d’Ambrine, du fait de sa ressemblance avec l’ambre. Cette préparation se présente sous la forme d’un solide que l’on doit faire fondre, avant emploi, à 70°C, au bain-marie, afin d’obtenir une préparation fluide applicable au pinceau ou blaireau. Après étalement d’une première couche de produit, on applique de « petites lames de cotons très minces et on passe une deuxième couche ». On a ainsi réalisé un « pansement, occlusif, solide, adhérent » (René Cerbelaud - Formulaire de parfumerie - 1933). Utilisée initialement pour traiter les rhumatismes, on se rend compte rapidement de l’intérêt de l’Ambrine dans le traitement des brûlures. Ce médicament sera très utile pour traiter les Poilus souffrant de brûlures. Il est fort à parier que Marcel Proust ait connu des femmes qui détournaient l’Ambrine de son indication initiale pour en faire un produit de beauté « fashion ». On ne manquera pas de faire le parallèle avec les adeptes du médicament Biafine, une crème proposée elle aussi dans le traitement des brûlures légères, qui l’utilisèrent pendant des années à des fins diverses et variées, jusqu’à ce que l’idée germe dans l’esprit des dirigeants de l’entreprise d’étendre leur activité au secteur cosmétique.

Dans nos discussions, nous avons souvent parlé maquillage, que pensez-vous de cet art qui consiste à se grimer en une autre ? Il est ridicule. Gilberte, pour plaire à son mari Robert, cherchait souvent à ressembler à Rachel, le premier amour de ce dernier. L’art du grimage impose l’utilisation d’une couche de fard si importante qu’elle n’est pas compatible avec la vie quotidienne. Ce qui est indispensable au théâtre est du plus mauvais goût dans la vraie vie. « Je sentais que malgré moi je la regardais trop fixement, dans ma curiosité de savoir ce qu’elle avait changé. Cette curiosité fut d’ailleurs bientôt satisfaite quand elle se moucha, et malgré toutes les précautions qu’elle y mit. Par toutes les couleurs qui restèrent sur le mouchoir, en faisant une riche palette, je vis qu’elle était complètement peinte. » La lecture de la dépêche qu’envoie son mari pour annoncer un contretemps qui l’oblige à décaler son retour « pâlissait ses joues sous la sueur violette du fard et cernait ses yeux. »

Certains dans le domaine cosmétique emploient le terme « cosmétique décorative » pour désigner le maquillage. Décoration et maquillage font-ils bon ménage ? Si je n’apprécie guère l’expression, l’image, en revanche, est amusante. Le maquillage est porté par certaines avec la même ostentation que celle mise pour arborer un insigne de dignité. D’autres se font si discrets que c’est l’absence de maquillage qui est remarquée. « Si certaines femmes avouaient leur vieillesse en se fardant, elle apparaissait au contraire par l’absence de fard chez certains hommes sur le visage desquels je ne l’avais jamais expressément remarquée, et qui tout de même me semblaient bien changés depuis que, découragés de chercher à plaire, ils en avaient cessé l’usage. Parmi eux était Legrandin. La suppression du rose, que je n’avais jamais soupçonné artificiel, de ses lèvres et de ses joues donnait à sa figure et à ses joues l’apparence grisâtre et aussi la précision sculpturale de la pierre. Il avait perdu non seulement le courage de se peindre, mais de sourire, de faire briller son regard, de tenir des discours ingénieux [...] ». « Et on se disait que cette cause qui avait substitué au Legrandin coloré et rapide un pâle et triste fantôme de Legrandin, c’était la vieillesse. »

Nous avons également échangé sur le thème de la coiffure. Il y a le coiffé et le décoiffé. Vous avez une jolie formule pour égratigner votre ami Robert de Saint-Loup, pouvez-vous nous la rappeler ? « Quand il entrait dans une soirée », il « avait des redressements de sa tête si joyeusement et si fièrement huppée sous l’aigrette d’or de ses cheveux déplumés » qu’on l’aurait pris pour un héron majestueux. Il inspirait alors « une admiration moitié mondaine, moitié zoologique ».

Vous nous avez déjà donné votre avis sur la teinture capillaire. Intéressante pour les femmes - la « blancheur des cheveux impressionnait chez les femmes », vous la condamnez chez les hommes. Vous avez encore une anecdote concernant Palamède de Guermantes, baron de Charlus. A celui-ci, la vieillesse va plutôt bien. « Son chapeau de paille laissait voir une forêt indomptée de cheveux entièrement blancs, une barbe blanche comme celle que la neige fait aux statues des fleuves dans les jardins publics, coulait de son menton. ». « Convalescent d’une attaque d’apoplexie » celui-ci « [...] à moins que jusque-là il se fût teint et qu’on lui eût interdit de continuer à en prendre la fatigue, avait plutôt, comme en une sorte de précipité chimique, rendu visible et brillant tout le métal que lançaient et dont étaient saturées, comme autant de geysers, les mèches, maintenant de pur argent, de sa chevelure et de sa barbe, cependant qu’elle avait imposé au vieux prince déchu la majesté shakespearienne d’un roi Lear. »

Emotions, parfums constituent les guides de votre vie. On connaît bien les effets d’une simple madeleine sur vous. Y-a-t-il d’autres ressorts à votre mémoire ? Il y en a, en effet, de multiples. « La raideur d’une serviette » m’emmène à Balbec, « caresse un instant mon imagination », me rend « la vue de la mer », « l’odeur de la chambre »... « L’inégalité de deux pavés » évoquent « les images desséchées et minces que j’avais de Venise et de Saint-Marc, dans tous les sens et de toutes les dimensions [...] »... « Une heure n’est pas une heure, c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. »

Un dernier mot sur M. de Charlus. Oui, car cela constituera également un hommage à toutes les mères. « N’importe, dans la figure, fût-elle barbue, dans les joues, même congestionnées sous les favoris, il y a certaines lignes superposables à quelque portrait maternel. Il n’est guère un vieux Charlus qui ne soit une ruine où l’on ne reconnaisse avec étonnement sous tous les empâtements de la graisse et de la poudre de riz quelques fragments d’une belle femme en sa jeunesse éternelle. »

Merci encore Marcel Proust pour ces jolies promenades cosmétiques, pour cette belle complicité qui nous a liés pendant ces quelques mois de lecture intenses et passionnées...

Un immense merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour ce collage réalisé à partir d'une photographie de Dennis Stock.

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